27 novembre 2016

[Abbé Michel Simoulin, fsspx - Le Seignadou] L'isolement des supérieurs

SOURCE - Le Seignadou - décembre 2016
Ceux qui ont lu la « petite vie » de Mgr Lefebvre se souviennent peut-être de ce passage dans lequel il évoque sa promotion à l’épiscopat : Évêque, vous êtes à un plan supérieur, on n’a plus le contact qu’avec les missionnaires, mais plus de contacts directs avec la population.... Et puis, le seul fait d’être évêque met une distance entre les gens.»

Cela est une confidence qu’il nous faisait de temps à autre : la solitude de l’évêque, solitude liée de façon radicale à l’ordre lui-même, à la charge, aux responsabilités… Sachant combien il était sensible aux affections familiales et aux amitiés, et combien cette solitude lui a toujours été pesante, nous nous efforcions de la compenser, tant bien que mal.

D’autant que cette solitude avait pris une gravité nouvelle lors du concile et surtout après le concile : seul évêque contre tous ! Tous les autres membres du Cœtus étaient retournés à leur poste, soumis et silencieux. Certes Mgr de Castro-Mayer partageait son combat mais il était si loin et si discret !

Seul pour « lui résister en face, parce qu’il était répréhensible » (Gal. 2, 11).

Seul pour sauver ce qu’il avait reçu de l’Église et le transmettre à ceux pour qui le mot « fidélité » avait encore une signification vitale.

Seul, mais heureusement accompagné ou suivi par de saints prêtres, de saints religieux, de saintes religieuses et encouragé par de fervents laïcs. Tous mériteraient d’être cités, mais je craindrais d’en oublier. Malgré tout, de 1970 à 1988, il fut le seul évêque pour visiter inlassablement les prêtres et les communautés fidèles, toujours en route pour confirmer les enfants, bénir des chapelles, ordonner des prêtres, etc… seul évêque pour soulever ainsi les cœurs et les âmes des prêtres et des fidèles dans leur résistance à l’esprit nouveau qui avait envahi l’Eglise. Je ne crois pas exagérer en disant que c’est à ce zèle solitaire et persévérant (et condamné !) que tout ce qui existe aujourd’hui de « tradition » dans l’Eglise doit son existence ou sa survie.

Plusieurs l’abandonnèrent en route, pour des positions plus radicales. D’autres sont morts à la tâche. Je n’en citerai que deux, si proches de Monseigneur : le R.P. Barrielle, le 1° mars 1983, et le si cher maître Roger Lovey, le 20 août 1989, veille de l’ordination de son fils Philippe (Mgr avait les larmes aux yeux durant l’homélie de la messe d’obsèques). Deux parmi les « pères fondateurs » de cette résistance demeurent aujourd’hui: le père Marziac, et l’abbé Lecareux, fidèles et résistants aujourd’hui comme en 1970.

L’année la plus grande (1988), l’année de la décision la plus solitaire, la plus murie, la plus priée, l’année de l’acte épiscopal suprême fut aussi celle des abandons en pleine bataille: des compagnons de trente ans, avec lesquels il avait bâti, formé, travaillé, espéré, et qui sont partis, parfois sans crier gare. Et l’archevêque a repris son bâton de route, sans se plaindre, sans jamais revenir sur ces séparations.

Notre fondateur, plus serein mais plus seul que jamais, malgré ses quatre fils évêques, associés dans la même condamnation, et solidaires dans la même résistance, eut l’étrange et amère surprise de voir Rome devenir tout à coup favorable à la tradition et bénir des communautés nouvelles encouragées à faire ce qui lui avait été interdit, offrant ainsi d’autres possibilités d’une liturgie traditionnelle, dans des conditions plus confortables et séduisantes, puisque hors de tout esprit de résistance aux maux de l’Eglise !

Aujourd’hui, la Fraternité continue cette œuvre de résistance et elle n’est pas épargnée par les abandons, comme elle l’a été au cours de toute son histoire. C’est le propre des œuvres d’Église que d’être éprouvées et de devenir ainsi des signes de contradiction. Or, depuis quelques années, autour de nous, nous constatons le travail d’esprits décidés à se liguer (sans d’ailleurs être unis entre eux) sans autre finalité commune que d’être opposés à la Fraternité, sous couvert d’une nouvelle résistance. Comme l’écrivait un de nos anciens confrères « les débuts d’Ecône, ce fut l’histoire des divisions, et c’est ce qui assura l’unité », et cela demeure notre histoire d’aujourd’hui et ce qui assure encore notre unité, quoiqu’en disent ces confrères égarés. Mais quel que soit l’effet loupe qu’assurent internet ou les prises de positions intempestives, le véritable apostolat se fait là où il n’y pas de bruit, dans le silence des prieurés ou des monastères, dans la fidélité de la grande majorité des prêtres et des religieux à leurs supérieurs, loin de l’agitation de quelques-uns.

Tous ces départs et ces abandons essaimés au long de l’histoire ont eu des causes multiples, mais je pense que la plus radicale est un manque de foi dans les grâces reçues par Monseigneur et dans la grâce de la Fraternité. Le P. Libermann nous avait pourtant averti : Il faut savoir que tout ce que Dieu nous donne, il ne nous l’enlève plus. Ses dons sont sans repentir, dit saint Paul. Si nous les perdons, c'est par notre faute, par nos faiblesses, nos imperfections, nos lâchetés et notre peu de correspondance à ces dons divins. Il est trop facile de dire que Mgr Fellay n’a pas correspondu aux dons divins, et qu’il aurait même tellement peu correspondu que la Fraternité elle-même aurait perdu les grâces de sa fondation ! Qui peut dire qu’il aurait fait mieux ? Ne peut-on penser plutôt que tous ceux qui nous ont quittés ont fait confiance à leurs « grâces » propres plus qu’à la grâce divine ? Ils sont tellement sûrs d’eux-mêmes, confiants en eux-mêmes plus qu’en l’Église et en la grâce divine. Je les ai connus naguère, naviguant plus ou moins en électrons libres déjà au séminaire, puis dans nos districts et nos prieurés, et je me demande s’ils ont jamais cru dans la grâce de la Fraternité ! J’oserais même penser qu’ils manquent de confiance en l’Église. Est-elle toujours pour eux – malgré les coquins qui l’habitent – cette « véritable maison de prière… le temple où réside votre gloire, le siège de l’inaltérable vérité,  le sanctuaire de l’éternelle charité » ?

Mgr Fellay, quant à lui, a hérité de cette solitude qui fut celle de notre fondateur. Certes, il est entouré de ses assistants généraux, de ses confrères évêques et de la confiance de ses prêtres, mais cela ne peut faire qu’il ne soit seul à porter la charge et la responsabilité de choisir prudemment les moyens adaptés à la résistance dans des conditions nouvelles.

Nous ne sommes plus en 1976, ni en 1988, 1991 ou 2012. Depuis 2000, bien des choses ont changé. Certaines situations se sont débloquées, et le pape Benoit XVI a fait évoluer la question liturgique, ainsi que notre situation canonique. Mais il est demeuré intransigeant sur la question du Concile et de sa doctrine. Quant au pape François, il semble ne s’intéresser ni à la doctrine, ni à la liturgie. Sa seule préoccupation semble être horizontale : que les hommes s’aiment entre eux et que l’Église soit l’artisan de cet amour universel sans frontières, sans dogmes et sans exclusions. C’est pourquoi, il semble tout à fait capable de faire cesser l’injustice qui frappe la Fraternité depuis 1976 – non pas dans un souci de justice et de vérité mais par simple « œcuménisme » interne à l’Église – et de lever ainsi tous les obstacles qui s’opposent encore à la pénétration dans l’Église du train des objections qui sont les armes de notre résistance.

Faudra-t-il vraiment attendre la « conversion » de Rome, comme le comte de Chambord attendait le drapeau blanc, et la « conversion » de la république, que nous attendons encore ? Que la vérité retrouve droit de cité dans l’Eglise, c’est notre désir le plus profond: œcuménisme, collégialité, liberté religieuse, nouvelle messe demeurent comme au premier jour les erreurs les plus graves auxquelles nous résistons de toute notre âme et dont nous voulons tenter de délivrer la sainte Église. Le pape le sait, et il s’en moque ! Contrairement à ses prédécesseurs, il n’a pas « fait » le Concile, et s’il en a bu les liqueurs amères, il ne s’intéresse guère à leurs sources doctrinales. C’est pourquoi il se moque de nos objections, comme de bien d’autres choses très graves.

Je ne sais ce qu’il en adviendra, mais je ne peux m’empêcher de réentendre Monseigneur. J’entends encore, par exemple, son sermon de la rentrée de septembre 1977, après la crise de l’été : Si, d'aventure nous n'enseignons pas la foi ici : alors quittez-moi ! Si je ne vous enseigne pas la Vérité catholique ici, partez chers séminaristes; ne restez pas ici.[…] Si nous ne donnons pas la foi catholique ici, alors il faut nous quitter. C'est un devoir pour vous. (Ecône, 18 septembre 1977) Je vous avoue que nous n’en menions pas large ! Mgr était au bord des larmes, et certains souriaient… et sont partis !

J’entends aussi la conférence spirituelle de Monseigneur du 16 janvier 1979 : Je voudrais préciser un peu le pourquoi de ces démarches que je fais. Je crains qu’il y en ait parmi vous qui ne les comprennent pas bien, peut-être même pas du tout. Je le regrette, parce que, je le dis franchement, je crois que c’est une tendance au schisme. Ceux qui croient qu’on peut ne plus avoir de contact du tout, ni avec Rome, ni avec les évêques, ni avec ce qui se fait dans l’Eglise, ont une tendance schismatique ! [...].C’est une position schismatique ! Vers quelle Église vont-ils ? [...]Ce n’est pas parce qu’il y a des malades autour de nous dans l’Église, ce n’est pas parce qu’une autorité est malade, qu’on doit dire : « Cette autorité n’existe pas ». Quand bien même elle est malade, il faut essayer justement de lui montrer où est le remède et tâcher de lui faire du bien ! Cela a été l’attitude de ceux qui dans l’Église, au cours de l’Histoire, ont résisté à Rome, ont résisté aux papes, résisté à des évêques, ont résisté aux hérésies qui ont couru dans l’Eglise. C’est trop facile, trop simple !... On lâche, on quitte le combat ! On s’en va, et on laisse les autres combattre tous seuls. C’est de la lâcheté, purement et simplement !

Et certains sont partis, mais pas tous. Certains ont attendu 10 ans, 20 ans,  30 ans, 35 ans… mais ce sont les mêmes, ils n’ont pas changé ! Monseigneur Lefebvre, dont ils prétendent sauver l’esprit les avait fort bien décrit. Et Mgr Fellay est, comme l’avait été Mgr Lefebvre, la cible de toutes leurs critiques et de leurs accusations.

Encore une fois, je ne sais ce qu’il en adviendra mais je ne peux que prier pour ces pauvres confrères aveuglés par l’esprit-propre et surtout, prier pour Mgr Fellay afin qu’il persévère dans sa fidèlité à l’esprit de Mgr Lefebvre, comme il l’a toujours fait, sans oublier de prier pour tous ceux qui lui font confiance. Ils ont raison, car c’est faire confiance à la grâce reçue par la Fraternité, et c’est faire confiance à Notre-Dame mère de l’Église, et à l’Église qui se sauvera elle-même et nous sauvera tous, si nous lui demeurons fidèles.