4 juillet 2016

[Père Dominique-Marie de Saint-Laumer - Christophe Geffroy - La Nef] Fraternité Saint-Vincent-Ferrier : le service de la vérité

SOURCE - Père Dominique-Marie de Saint-Laumer - Christophe Geffroy - La Nef - juillet-août 2016

D’inspiration dominicaine, la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier est installée à Chémeré-le-Roi, en Mayenne, d’où elle rayonne un peu partout en France. Elle s’est lancée dans d’importants travaux pour enfin achever son couvent. Entretien avec son prieur, le Père Dominique-Marie de Saint Laumer.
La Nef – Un petit mot d’abord sur votre Communauté : pourriez-vous la présenter et nous expliquer son origine ?
Père Dominique-Marie de Saint Laumer – La Fraternité Saint-Vincent-Ferrier est un institut religieux de spiritualité dominicaine, fondé en 1979 par le R.P. Louis-Marie de Blignières. Ce jeune prêtre, ordonné en 1977 par Mgr Lefebvre, se sentait appelé à mener la vie dominicaine traditionnelle. Plusieurs pères dominicains, à qui il s’était adressé, lui dirent, à cette époque, que cette vie n’était plus menée nulle part dans l’Ordre – on était dans les années 1970, années de crise dans l’Église. Il se lança donc dans l’aventure d’une fondation, avec le soutien, au départ, du père Guérard des Lauriers, op, éminent théologien. Nous arrivâmes, le P. de Blignières et quelques jeunes étudiants, fin septembre 1979, à Chémeré-le-Roi, en Mayenne, et nous commençâmes à mener la vie commune : postulat et noviciat, études, office divin, travaux d’aménagement de la propriété pour la rendre adaptée à la vie religieuse, etc.
     
Il s’agissait de mener la vie dominicaine traditionnelle, avec les adaptations jugées nécessaires au contexte de la vie moderne. Nos trois piliers étaient : la liturgie dominicaine traditionnelle, les observances religieuses (silence, port de l’habit, chapitre des coulpes, etc.) et une formation fidèle au Magistère et à saint Thomas d’Aquin.
     
Les premières années furent exaltantes et difficiles. Seul le P. de Blignières était prêtre ; les jeunes frères faisaient leur noviciat et leurs études, quelques apostolats (camps, retraites, sessions…). Nous nous lançâmes aussi dans un important travail sur les questions doctrinales controversées du concile Vatican II, notamment la Déclaration sur la liberté religieuse (Dignitatis Humanæ). Après de nombreux contacts avec des théologiens et des évêques, ce travail aboutit en 1987, à une révision de notre position initiale et à un changement de position publique. Partis de la conviction qu’il y avait une contradiction formelle entre Dignitatis Humanæ et la doctrine traditionnelle, nous avons découvert qu’il y avait une possibilité de lire le concile dans une herméneutique de continuité, au moins sur l’essentiel, malgré les ambiguïtés et les carences. Je précise que cette Déclaration est encore très souvent mal interprétée, comme si elle remettait en cause la doctrine sur la royauté sociale du Christ sur les sociétés, comme si l’État, par principe, devait être neutre (neutralité qui est d’ailleurs impossible et qui n’est qu’une vaste hypocrisie : elle permet de modeler la société selon d’autres idéologies). Nous reconnûmes notre erreur et nous demandâmes à Rome une reconnaissance canonique. Celle-ci vint providentiellement en 1988, grâce à l’appui du cardinal Ratzinger rencontré plusieurs fois. La Fraternité fut reconnue, le 28 octobre 1988, directement comme Institut religieux de droit pontifical, alors que nous n’étions que neuf frères. Plusieurs frères purent être ordonnés rapidement. Les vocations arrivèrent, lentement au début. Nous n’avons encore qu’une seule maison à Chémeré, qui compte une vingtaine de frères. Mais d’autres vocations s’annoncent.
Quelles relations entretenez-vous avec l’Ordre des Dominicains ?
Notre institut a été érigé comme institut propre, indépendant de l’Ordre des Prêcheurs. Nous nous rattachons bien sûr à la tradition dominicaine. Nos Constitutions, approuvées par le Saint-Siège, disent que nous nous efforçons de « suivre les traces de saint Dominique ». Notre demande d’appartenir à la famille dominicaine n’a pas encore abouti. Mais nous avons de nombreux rapports amicaux avec des pères dominicains. Nos retraites de communauté sont souvent prêchées par des pères de l’Ordre. Nos frères ont fait des études sous la direction de certains d’entre eux (Toulouse, Fribourg…). Nous collaborons avec un père du couvent de Rennes pour l’apostolat confié par l’évêque de notre diocèse, à Laval et La Roë. Il y a un vrai esprit de famille, même si nous ne sommes pas toujours d’accord avec les positions de certains.
Votre communauté se caractérise par une certaine exigence intellectuelle : comment se manifeste-t-elle et quel est le profil des vocations qui frappent à votre porte ?
Saint Dominique a voulu fonder un ordre de Prêcheurs, capables de transmettre la doctrine de l’Église et de la défendre, notamment face aux hérésies et erreurs de son temps. Il envoya dès le début ses premiers frères étudier à l’université de Toulouse auprès d’un célèbre professeur. Il avait le souci de leur donner une solide formation intellectuelle. Une des devises de l’Ordre est : Veritas (la Vérité). Saint Thomas d’Aquin, un des plus célèbres dominicains, a manifesté l’importance fondamentale du travail intellectuel pour défendre la vérité, aussi bien sur le plan de la raison que sur celui de la foi (les deux étant d’ailleurs étroitement liés). L’erreur a toujours de graves conséquences et peut conduire les âmes à leur perte éternelle. Les vocations qui frappent à notre porte sont relativement peu nombreuses du fait de cette difficulté de saisir l’enjeu essentiel de la formation de l’intelligence pour le bien de l’Église et des hommes. Mais il y en a toujours, grâce à Dieu. Ce ne sont pas toujours de brillants esprits, mais ce sont des jeunes qui ont compris combien la contemplation de la vérité et sa transmission sont vitales. Les frères « clercs » font au moins sept ans de solides études philosophiques et théologiques avant de recevoir le sacerdoce. Il y a toujours eu aussi dans l’Ordre des vocations de frères convers, qui ne se destinent pas à la cléricature, mais qui collaborent à la mission des pères par leurs prières et leurs travaux manuels, artistiques ou apostoliques (catéchismes…). Nous avons la chance d’avoir aussi de telles vocations.
Des religieux ayant un niveau de formation élevé ont-ils un rôle spécifique dans la mission et l’évangélisation ?
Oui, plus que jamais, dans un monde de plus en plus complexe, le travail d’évangélisation ne peut se contenter de bonnes intentions et d’un zèle ardent mais mal éclairé. L’Église et le monde ont besoin d’hommes qui soient capables d’aborder les questions difficiles, philosophiques, scientifiques, économiques… et d’y apporter un éclairage rationnel et surnaturel sûr. Nous essayons par exemple d’étudier des questions aussi diverses que les théories de l’évolution (et leur rapport avec la doctrine du péché originel), les degrés d’autorité du Magistère, le droit à la liberté religieuse, la valeur doctrinale des décisions juridiques de l’Église, etc. Notre revue Sedes Sapientiæ aborde chaque trimestre des sujets très divers, de philosophie, théologie, Écriture sainte, culture religieuse (notamment des études sur l’islam)…
Vous appartenez à la mouvance « Ecclesia Dei » : quel regard portez-vous sur cette mouvance et comment jugez-vous la situation depuis le premier motu proprio de Jean-Paul II en 1988 ?
Nous sommes attachés dès notre fondation à la liturgie sacrée de l’Église, et aux « formes liturgiques et disciplinaires de la tradition latine » que le motu proprio de saint Jean-Paul II a heureusement reconnues dès 1988. Nous sommes très reconnaissants envers ce saint pape, qui nous a permis de mener notre vie religieuse en pleine communion dans l’Église. Il faut reconnaître que cette mouvance « Ecclesia Dei » n’a pas toujours été bien accueillie par certains pasteurs. Le motu proprio Summorum pontificum, en 2007, et le travail patient du pape Benoît XVI ont affermi l’œuvre de redressement liturgique qui est une des clés fondamentales d’un renouveau de l’Église. Je pense qu’un progrès lent et solide continue de se faire en profondeur. Certaines valeurs sont mieux comprises comme le sens du sacré, l’orientation, le silence…
L’exhortation apostolique Amoris Lætitia a donné lieu à des analyses très divergentes, y compris parmi les évêques et cardinaux : qu’en pensez-vous vous-même, ce texte marque-t-il une rupture par rapport à l’enseignement traditionnel sur le mariage ?
Face à une contestation de plus en plus radicale des valeurs évangéliques par le monde moderne, l’Église doit défendre la beauté et la possibilité de vivre selon le message du Christ. Amoris Lætitia contient de nombreuses bonnes choses, rappels opportuns sur la beauté et la sainteté du mariage, l’importance de la famille. Le chapitre 8 et la question de la communion aux personnes divorcées remariées sont l’objet de controverses. Le pape a un grand souci de miséricorde, d’accueil de toutes les personnes dans l’Église. Il nous encourage à accompagner, discerner, intégrer. Mais il semble ouvrir la porte à un changement de pratique sur ce point : peut-on, dans certains cas, donner les sacrements (absolution, communion) à des personnes qui vivent dans une situation objective de péché et qui n’ont pas l’intention de s’abstenir d’actes objectivement peccamineux ? Le pape ne le dit pas clairement, mais ses propos peuvent le laisser entendre. Sur les points controversés, le cardinal Müller, préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, dans une remarquable conférence donnée en Espagne, rappelle qu’on ne peut remettre en cause la discipline traditionnelle de l’Église, confirmée de façon très claire par saint Jean-Paul II, dans Familiaris consortio, n° 84. « Si Amoris Lætitia, dit le cardinal, avait voulu annuler une discipline tellement enracinée et tellement importante, elle se serait exprimée de manière claire et en donnant des raisons. Elle ne contient aucune affirmation en ce sens. »
Dans l’ordre politique, toutes les digues limitant le pouvoir de l’homme tombent les unes après les autres, les lois transgressives se succédant sans que rien ne semble pouvoir les arrêter : comment analysez-vous la situation, les causes de cette évolution mortifère et voyez-vous les germes d’un redressement possible ?
« La Russie répandra ses erreurs dans le monde entier », a dit Notre Dame à Fatima. C’est ce qui est arrivé. Les erreurs du marxisme, du matérialisme athée, les ultimes conséquences de la philosophie des Lumières et de la Révolution française ont envahi le monde et produisent leurs fruits de mort. Les élites qui ont le pouvoir médiatique, culturel, politique, économique, sont contaminées par ces idéologies qui veulent s’affranchir de l’anthropologie traditionnelle, jugée rétrograde, pour reconstruire une nouvelle humanité, ou un transhumanisme. Mais, devant les conséquences de plus en plus folles de ces théories (qu’on pense au gender !), de nombreux esprits prennent conscience du danger, et travaillent à restaurer une culture basée sur une saine anthropologie. Pour redresser la société, il faut retrouver une philosophie réaliste, qui comprenne ce que sont vraiment la nature humaine et l’ordre social permettant aux hommes de vivre harmonieusement. Si l’on tient compte de la nature blessée de l’homme, du fait du péché originel, il n’y aura pas de redressement vraiment solide sans la Rédemption, c’est-à-dire la foi au Christ qui apporte sa lumière et sa grâce. Il est urgent que la France retrouve la fidélité à ses racines chrétiennes. En 2017, ce sera le centenaire des apparitions de Fatima. Le pape ne pourrait-il pas consacrer à nouveau, plus explicitement, la Russie au Cœur immaculé de Marie et approuver la dévotion réparatrice des premiers samedis du mois ?
Une autre caractéristique de notre société est la course effrénée au profit et à l’argent, course qui ne bénéficie qu’à un petit nombre alors qu’une grande majorité voit ses revenus stagner, voire régresser – c’est un souci que le pape François évoque souvent. Le religieux d’un Ordre mendiant est-il plus particulièrement sensible à cette situation et y voyez-vous des remèdes ?
L’absence d’une vision saine de la nature humaine et de ses finalités, le relativisme régnant, engendre un matérialisme pratique, où les seules valeurs sont le pouvoir, la force, l’argent. L’économie n’est plus subordonnée à une finalité plus haute, politique et morale, au bien commun, au respect des hommes. Le remède est dans la meilleure connaissance et l’application de la doctrine sociale de l’Église. Benoît XVI et François ont donné des pistes intéressantes dans Caritas in veritate, et Laudato si. Le bien commun doit redevenir la finalité ultime et le respect des hommes primer sur le profit. Le principe de subsidiarité doit être appliqué. Les religieux qui vivent en communauté ont l’exemple d’une vie commune à taille humaine, où les besoins de chacun sont pris en compte. La famille est aussi une des dernières défenses de l’être humain contre un mondialisme qui broie les individus.
Propos recueillis par Christophe Geffroy