10 mai 2016

[Thomas Renaud - aleteia.org] Le grand entretien - Abbé Guillaume de Tanoüarn: «La liberté absolue est la grande illusion de l’homme postchrétien»

SOURCE - Thomas Renaud - aleteia.org - 10 mai 2016

«Voilà un livre comme il s’en présente tous les dix ou vingt ans, un essai dont on ne sort pas indemne!» écrivait il y a quelques jours dans nos colonnes Philippe Oswald. À l’occasion de la parution de Délivrés, méditations sur la liberté chrétienne (Éditions du Cerf), nous avons souhaité aller plus loin avec l’abbé Guillaume de Tanoüarn.
Aleteia : Vous écrivez qu’ « il faut absolument faire cesser le bal de la liberté avec la mort », qu’entendez-vous par là ?
Guillaume de Tanoüarn : La liberté ou la mort, c’était une des devises des révolutionnaires français. Je ne veux pas relever seulement le caractère grotesque de ce dilemme, qui effectivement a fait des morts, aussi longtemps que les hommes, insatisfaits, avaient l’impression que la liberté n’était pas venue pour eux. Ce que j’essaie de montrer, plus profondément, c’est qu’au fond la liberté s’est toujours présentée comme un idéal transcendant l’humanité ordinaire, non pas comme quelque chose de facile à atteindre. Cette mystique de la liberté est un rêve qui s’est transformée en cauchemar. Il ne faut pas y renoncer pour autant, mais simplement reconnaître qu’en dehors d’un secours divin, extérieur à l’individu, elle n’existe pas réellement. Elle est une chimère dont la fascination est mortelle. Il n’y a de liberté véritable que si nous sommes délivrés du mal et de la mort.
Vous écartez d’un revers de main l’acceptation des limites imposées à l’homme que propose le stoïcisme. Ce dernier est-il irrémédiablement étranger à la perspective chrétienne ?
La morale stoïcienne, telle qu’elle nous parvient dans le Manuel d’Épictète est effectivement très proche de la morale chrétienne sur le fond. Mais comme le dit Pascal, ce qui manque aux stoïciens, c’est l’humilité. Les chrétiens stoïciens, furent souvent, comme le moine breton Pélage, et comme les pélagiens, de ceux qui affirmaient que l’homme n’a pas besoin de la grâce et du secours de Dieu pour être parfait. L’éloge du suicide, que l’on trouve chez Sénèque, qui est mis en pratique, est la conséquence de cet orgueil. Un Platon, dans le Phédon, s’oppose au suicide en expliquant que notre vie appartient aux dieux. Dans le stoïcisme, la personne a une telle autonomie qu’elle s’appartient absolument à elle-même.

Si je vous semble rejeter le stoïcisme d’un revers de main, ce n’est pas parce qu’il serait « étranger » à la perspective chrétienne, mais parce que son idéal d’autarcie et d’autosuffisance a été profondément mis en cause par 2000 ans de civilisation chrétienne. Contrairement au stoïque qui n’espère rien, le chrétien sait qu’il n’est pas fait pour ce monde.
Finalement, l’obsession de la liberté n’est-elle pas un mal moderne ? Quasi-absent de la pensée médiévale par exemple ? N’est-elle pas, géographiquement, l’interrogation nombriliste des peuples qui ont tout ?
La liberté n’est pas seulement un mal moderne, elle est, à travers le salut promis, à travers la délivrance entrevue dans le Christ, une obsession d’origine chrétienne et aujourd’hui une de ces vertus chrétiennes devenues folles dont parle Chesterton. Dans la pensée médiévale, la liberté est fondamentale et elle est assumée à travers une théorie du libre arbitre ou du libre choix, que l’on trouve très clairement chez saint Thomas d’Aquin. Mais vous avez raison, la pensée médiévale n’a jamais osé envisager la liberté comme un absolu. Il faut attendre Descartes et la modernité chrétienne pour envisager la volonté humaine comme quelque chose d’infini. La pensée médiévale envisage, elle, toujours, la liberté avec la nature, finalisée par elle. Depuis Pic de la Mirandole, la liberté est sans nature, absolue, infinie, la liberté humaine prenant conscience qu’elle est capable de rivaliser avec la liberté divine et de changer l’ordre du monde. Voyez le « mariage homosexuel » par exemple. En même temps cette liberté absolue, qui flirte avec la mort dans la mesure où elle se revendique comme absolue, ne correspond pas seulement à « l’interrogation nombriliste des peuples qui ont tout ». Nombriliste, oui, narcissique, manifestant la puissance du tout à l’égo, cette liberté vide et infinie est ce qui reste de la foi chrétienne quand la foi et son espérance de salut ont disparu. Elle est la grande illusion de l’homme athée, postchrétien, celui qui croit être tout.
Le mot de liberté a tellement été galvaudé que l’on ne l’emploie qu’avec un certain malaise, son utilisation à temps et à contre-temps a saturé le discours public … et l’indigestion guette…
Guillaume de Tanoüarn : La rhétorique politicienne s’est servie de la liberté mais remarquez que l’égalité reste une valeur qui est, sur ce plan, aujourd’hui bien supérieure, bien plus concrètement poursuivie que la liberté. Cela est vrai en particulier dans notre pays, parce que, comme disait notre actuel Président, en préface à ses soixante propositions électorales, « l’égalité est l’âme de la France ». Nous avons une indigestion d’égalité. L’égalité ne peut pas être l’âme d’un peuple. Il faudrait, au contraire de ce que vous semblez dire, réintroduire de la liberté dans le fonctionnement social et politique de la nation France. Une société est d’autant plus chrétienne qu’elle permet à chacun de prendre ses responsabilités, c’est-à-dire d’exercer sa liberté, en étant capable de faire fructifier ses talents, comme le veut l’Évangile, de sorte que cinq talents reçus correspondent à dix, deux à quatre etc.
Vous indiquez que la liberté génère deux angoisses : celle de l’attente et celle de la responsabilité. N’est-ce pas pour éviter cette dernière que l’homme contemporain se soumet volontiers aux esclavages qui lui sont proposés ?
C’est tout le problème d’aujourd’hui. Nous n’acceptons plus la responsabilité chrétienne, nous n’acceptons plus d’être responsables de nos choix. Nous voudrions une liberté qui se satisfasse, sans risque, du miroitement de tous les possibles. Nous avons régressé au stade infantile ou plutôt dans une sorte d’adolescence perpétuelle, ce que l’on appelle « adulescence », ce néologisme formé avec le mot « adulte »et le mot « adolescent ». L’homme contemporain ne fait qu’un choix : celui de la servitude volontaire dont parle La Boétie. Encore voudrait-il oublier ses addictions et s’imaginer pur de toute mauvaise habitude dans un monde corrompu. La corruption, c’est les autres ! L’homme contemporain ne fume pas (fumer tue), il préfère à tout autre sport le « safe sex », il pense toujours le bien et il n’est pas coupable. La vie est comme un grand jeu vidéo, où l’on peut sans cesse rejouer, sans avoir quoi que ce soit à payer pour ses échecs antérieurs. Le Christ nous dit exactement l’inverse : « Reconnaissons que nous sommes pécheurs ».
Vous avancez l’idée que l’homme-Argent devenu modèle social est le symbole et l’aimant d’une société qui renonce à la liberté. Vous allez plus loin que l’opposition être-avoir en rappelant que cet homo oeconomicus veut avant tout « faire valoir ses droits».
Je crois effectivement que l’avoir est le seul être que l’on reconnaisse aujourd’hui, Marx l’avait bien compris dans ses Manuscrits de 1844. Mais du coup, il n’y a d’être que dans ce que l’on nomme la valeur. On emploie ce terme de « valeurs » à tort et à travers et c’est un signe : tout ce qui est a un prix dans la société contemporaine, même les qualités des individus que l’on nomme justement des valeurs. Quant à la liberté chrétienne, elle consiste à cultiver ce qui est gratuit de préférence à ce qui a de la valeur et même à dire (dans une subversion totale du désordre contemporain) que seul ce qui est gratuit a une véritable valeur. Il n’y a de valeur que par et dans le sacrifice. Ce n’est pas très sexy ? Mais c’est l’Évangile : « Celui qui veut gagner sa vie la perdra, celui qui perd sa vie à cause de moi la gagnera ».

Propos recueillis par Thomas Renaud