4 juin 2014

[Yves Chiron - Aletheia] Pourquoi je n’écris plus dans Présent

Yves Chiron - Aletheia - 4 juin 2014

J’ai commencé à collaborer à Présent il y a près de trente ans. C’était en mai 1985, j’avais vingt-quatre ans. Yves Daoudal, au cours d’un déjeuner, m’avait invité à envoyer des articles pour la page religieuse qu’il dirigeait. Il le faisait de la part de Jean Madiran qui souhaitait aussi que je lui envoie « des articles et des recensions » pour Itinéraires.

Mon article dans Présent fut d’abord mensuel puis devint hebdomadaire. J’avais toute liberté pour écrire ce que je pensais. Je ne prétends pas à l’infaillibilité et il m’est arrivé de me tromper, mais j’essaie toujours, même en matière d’actualité religieuse, d’appliquer la méthodologie bainvilienne : qui ? quand ? comment ? pourquoi ?

En décembre 1992, Jean Madiran m’a demandé d’élargir ma collaboration par la recension des livres d’histoire et des essais pour le supplément littéraire de Présent qui avait été lancé quelques mois auparavant. Ce jour-là aussi, il m’avait dit être disposé à m’accueillir comme rédacteur quotidien au journal. J’avais décliné la proposition, pour conserver ma liberté.

Par la suite, sous la direction de Jeanne Smits, j’ai ajouté une troisième chronique hebdomadaire, consacrée à « l’économie réelle ». Cette chronique fut publiée sous pseudonyme, à la suggestion de Jean Madiran.

Puis ces dernières semaines, à la demande la nouvelle direction, j’avais ajouté une quatrième rubrique, quotidienne cette fois, consacrée au saint du jour.

A Présent, j’aurai donc été pendant près de trente ans, un collaborateur de l’extérieur, abondant [1] mais libre. Je n’ai jamais assisté à une conférence de rédaction. Toutes les fois que j’ai rencontré Jean Madiran, pour des déjeuners dans les environs du journal puis chez lui, nous parlions très peu de Présent, des crises internes à la rédaction et de la situation financière du journal. Nous parlions d’autre chose, de Maurras, de Dom Gérard, de Pie XII, de l’Église d’hier et de celle d’aujourd’hui, des espérances temporelles, de Jean-Paul II (avec lequel il avait été parfois injuste, regrettait-il). Je ne prétends pas être celui qui a le mieux connu Madiran, ni celui qui serait le plus fidèle à sa pensée. Personne ne succèdera à Madiran. Il a laissé une oeuvre et un exemple qu’il ne s’agit pas de copier, mais qu’on ne peut trahir tout en continuant à se réclamer de lui.

Jean Madiran cloisonnait parfois ses amitiés et ses relations. Il n’attendait pas des témoignages de reconnaissance, mais il aimait être lu et être compris. S’il a commis des injustices et des maladresses, comme certains ont pu en avoir le sentiment à Présent, il n’avait aucune rancoeur. Pour ma part, je n’ai jamais expérimenté que sa bienveillance et sa générosité. Je garde aussi en mémoire la grande bienveillance d’un autre fondateur du journal, François Brigneau [1919-2012]. Autour des années 2000, nous avons échangé une correspondance nourrie autour de certains sujets. Puis en septembre 2005, il m’a offert les 200 parts du journal Présent qu’il détenait, il le faisait avec l’accord de deux autres fondateurs (Georges-Paul Wagner et Jean Madiran). J’ai cru devoir refuser, par souci de conserver mon indépendance. Au vu des péripéties récentes qu’a connues le journal, je me dis aujourd’hui que j’aurais peut-être dû accepter.

Quelques mois à peine après la mort de Jean Madiran, Présent a été entraîné dans un maëlstrom inimaginable. L’histoire de cette tourmente, suscitée de l’extérieur, ne pourra sans doute jamais être écrite dans toute sa vérité, car elle devrait mettre en lumière des situations personnelles et des comportements privés qui sont en contradiction avec les positions et les valeurs défendues.

La prise de contrôle du journal, qui a été réalisée non sans l’appui d’une partie de la rédaction, a été brutale. Dans l’ours du n° 8055 de Présent, daté du mardi 4 mars 2014, Jeanne Smits figurait comme directeur de la rédaction, gérant et directeur de la publication (trois fonctions où Jean Madiran l’avait nommée). Dans le numéro suivant, daté du 5 mars, son nom avait disparu de l’ours.

Si la situation financière de Présent nécessitait un sauvetage et une nouvelle gestion, ce dont Jeanne Smits convenait elle-même, c’est avec des méthodes qu’on n’aurait pas osé mettre en œuvre du vivant de Jean Madiran qu’elle a été dépossédée de ses autres fonctions de direction.

Jean-Pierre Blanchard (ancien PDG de La Blanche Porte, jadis importante société de vente par correspondance, et ancien candidat Front National aux élections législatives à Tourcoing) a été nommé directeur général. Il exerce aussi les fonctions de co-gérant avec Zita de Lussy. Francis Bergeron, qui mène une brillante carrière de DRH dans de grandes entreprises et qui est aussi collaborateur de la première heure de Présent, préside un « comité de pilotage de la rédaction » qui se donne pour but d’ « appliquer la nouvelle politique éditoriale».

Je n’énumérerai pas tous les effets de cette nouvelle politique éditoriale, certains sont positifs, d’autres inquiétants, d’autres encore inacceptables. Parmi ceux-là, je n’en relèverai que deux. 

D’une part, la commémoration (par deux interviews) de la mémoire de Dominique Venner, historien intéressant certes, mais auteur virulemment anti-chrétien qui a terminé sa vie par un suicide sacrilège à Notre-Dame.

D’autre part, le lancement d’une supposée «Librairie Présent ». Le premier catalogue avertit qu’«en partenariat avec Francephi diffusion, fondée par Philippe Randa », la nouvelle direction de Présent propose « une sélection de livres anti-conformistes». On pouvait s’attendre, en considération de l’identité de Présent, que ce catalogue de livres illustre la Tradition catholique dans toutes ses dimensions, illustre la langue française, la littérature, l’Histoire de France, propose aussi des livres de combat pour la famille, la société chrétienne, la doctrine morale et la doctrine sociale de l’Église, contre la «culture de mort».

Au lieu de quoi sont proposés des ouvrages publiés quasi-exclusivement par les trois maisons d’édition de Philippe Randa : Dualpha, Déterna, L’Æncre. Ces trois maisons, hormis quelques très rares titres intéressants et sérieux, éditent à tour de bras des volumes sans rigueur historique ou intellectuelle, et/ou sulfureux. Par exemple, pour célébrer, à sa manière, l’élection, pour la première fois dans l’histoire de l’Église, d’un pape jésuite, Philippe Randa n’a rien trouvé de mieux que de rééditer un des livres d’Édouard Piaget [1817-1910] sur les Jésuites. Édouard Piaget, entomologiste suisse et franc-maçon, ajoutait en médiocre historien sa touche à la légende noire antijésuite. 

Le double éloge de Dominique Venner comme la présence de Philippe Randa, connu pour ses accointances maçonniques, devenu « libraire » de Présent (et aussi billettiste au journal), sont inacceptables. Jean Madiran avait écrit en une circonstance analogue : «je ne crois pas que l’on puisse mener une action politique en commun avec des ennemis déclarés de l’Église et de la Foi».

La brutalité de la reprise en main effectuée à Présent comme la nouvelle ligne éditoriale du journal – en fait des tentatives de rapprochements tous azimuts avec une dominante d’inféodation, sans critique, au Front National [2] –, me conduisent à cesser d’apporter ma collaboration à Présent.

Depuis l’âge de vingt ans, une exhortation de Boris Pasternak n’a cessé de me guider: «Il faut chérir la vérité par dessus tout et rompre avec ceux qui ne l’aiment pas assez».


YVES CHIRON 
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NOTES

[1] Quelque 3.000 articles en près de trente ans.

[2] Une des analyses les plus lucides de la situation politique française a pu se lire sous la plume du suisse Olivier Delacrétaz, dans La Nation, bimensuel de la Ligue vaudoise, le 15 novembre 2013. Sans nier la pertinence de certaines analyses de Marine le Pen, on doit aussi relever ses insuffisances et contradictions dans certains domaines. Voir les réflexions et les citations de Denis Sureau, «Le Front national postmoderne», dans Chrétiens dans la Cité, n° 298, 25 avril 2014