15 juin 2012

[Lettre à Nos Frères Prêtres de Juin 2012 (4)] Composition de la prière eucharistique II

SOURCE - Lettre à Nos Frères Prêtres n°54 - mise en ligne par La Porte Latine - Juin 2012

Concernant la composition de la Prière eucharistique II, la plus courte et (pour cette raison ?) la plus utilisée, nous possédons le témoignage très autorisé d’un de ses auteurs, le père Bouyer.
Le père Bouyer, théologien et liturgiste
Le père Louis Bouyer (1913-2004), de l’Oratoire, est un théologien et liturgiste parmi les plus connus et les plus estimés de notre temps. Sa bibliographie ne compte pas moins de quarante volumes, dont une dizaine consacrés à la seule liturgie, publiés par les éditeurs les plus sérieux : Cerf, Desclée, Aubier-Montaigne, Seuil, CLD, Flammarion, OEIL, Criterion, etc. 
 
Le père Bouyer a rempli des missions ecclésiastiques de la première importance. Il a été consulteur de la commission préconciliaire des études et des séminaires (La Documentation catholique, 19 février 1961, col. 273). Il a été consulteur du Consilium ad exsequendam constitutionem de sacra liturgia (Annibale Bugnini, La riforma liturgica (1948-1975), Edizioni liturgiche, 1983, p. 910). Il a notamment participé à la commission du Consilium pour la réforme de la messe, invité spécialement par Mgr Joseph Wagner, président de cette commission (Bernard Botte, « La liturgie de Vatican II », La Libre Belgique, 25 août 1976 ; article reproduit intégralement in Didier Bonneterre, Le mouvement liturgique, Fideliter, 1980, p. 143-147). Il a été nommé membre de la commission préparatoire conjointe anglicano-catholique (La Documentation catholique, 4 décembre 1966, col. 2107). Il a été nommé par Paul VI parmi les trente premiers membres de la Commission théologique internationale dès la création de celle-ci (La Documentation catholique, 18 mai 1969, p. 495). Il est devenu membre de la commission mixte catholique-orthodoxe pour le dialogue théologique (La Documentation catholique, 16 décembre 1979, p. 1062), etc.
Les Mémoires (inédits) du père Bouyer
Dans les dernières années de sa vie, le père Bouyer a rédigé des Mémoires. Cet ouvrage, près de huit ans après sa mort, reste encore inédit, comme l’explique la fiche Wikipédia consacrée à son auteur : « Enfin, il a écrit ses Mémoires, dont le tapuscrit a été abondamment diffusé (en photocopies) auprès de ses amis (qui en ont mis de brefs extraits sur internet), et dont la parution est encore attendue avec impatience, car il révèle des choses intéressantes sur des sujets sensibles de la période post-conciliaire ».
 
Cet ouvrage de 148 pages A4 (qui se trouve entre nos mains, dans sa version intégrale) est effectivement captivant, et pas seulement pour les années du Concile et du post-Concile : ce que raconte le père Bouyer de sa jeunesse, en particulier, passionnera les amateurs du « vieux Paris ». On s’étonne donc qu’un éditeur n’ait pas encore eu le courage de publier ce travail. En même temps, on le comprend un peu, car la verve étincelante (mais souvent piquante) du père Bouyer n’hésite pas à déboulonner certaines « statues du Commandeur » de l’Église du dernier demi-siècle.
 
On est facilement pris d’un fou rire à la lecture de ces portraits d’une comique férocité, servie par une efficace langue française. C’est de ce texte que nous extrayons les récits suivants.
Premières impressions sur le Consilium
« Spécialement appelé à la sous-commission [du « Consilium pour la réforme des livres liturgiques», dont il a commencé à parler] chargée du Missel, je fus pétrifié, en y arrivant, quand je découvris les projets d’une sous-commission préparatoire, inspirée principalement par dom Cipriano Vagaggini, de l’abbaye de Bruges, et l’excellent prélat Wagner, de Trêves : croyant par là obvier à la mode venue de Hollande, des eucharisties improvisées, dans une totale méconnaissance de la tradition liturgique remontant aux origines chrétiennes. Je n’arrive pas à comprendre par quelle aberration ces excellentes gens, assez bons historiens et esprits généralement raisonnables, avaient pu suggérer un découpage et un remembrement, également déconcertants, du Canon romain et d’autres projets se disant “inspirés” d’Hippolyte de Rome, mais guère moins farfelus. J’étais pour ma part prêt à démissionner sur le champ et à m’en retourner chez moi. Mais dom Botte me convainquit de rester, ne fût-ce que pour obtenir quelque moindre mal » (Mémoires (inédits], p. 130).

Dom Botte, rappelons-le pour comprendre la suite, était l’auteur érudit d’un ouvrage publié en 1963 et intitulé modestement : La Tradition apostolique de saint Hippolyte, essai de reconstitution.
Quelques jugements sur des points de la réforme du Missel
« En fin de compte, le Canon romain fut à peu près respecté et nous arrivâmes à produire trois Prières eucharistiques qui, en dépit d’intercessions passablement verbeuses, récupéraient des pièces d’une grande antiquité et d’une richesse théologique et euchologique hors de pair, sorties d’usage depuis la disparition des anciens rites gallicans. Je pense à l’anamnèse de la troisième Prière eucharistique, et aussi à ce qu’on put sauver d’un essai assez réussi d’adaptation au schéma romain d’une série de l’antique prière dite de saint Jacques, grâce à un travail du père Gélineau, pas souvent si bien inspiré.

« Mais que dire, alors qu’on nous parlait de simplifier la liturgie et de la ramener aux modèles primitifs, de cet “actus poenitentialis” inspiré par le père Jungmann (excellent historien du Missel romain… mais qui, de sa vie, n’avait jamais célébré une messe solennelle !). Le pire fut un invraisemblable offertoire, de style Action catholique sentimentalo-ouvriériste, oeuvre de l’abbé Cellier, qui manipula par des arguments à sa portée le méprisable Bugnini, de façon à faire passer son produit en dépit d’une opposition presque unanime » (Mémoires (inédits], p. 130).
L’incroyable élaboration de la Prière eucharistique II
Après cette savoureuse « mise en bouche », voici maintenant le témoignage précis et circonstancié du père Bouyer concernant l’élaboration de la Prière eucharistique II, fondée sur Hippolyte.
 
« On aura une idée des conditions déplorables dans lesquelles cette réforme à la sauvette fut expédiée, quand j’aurai dit comment se trouva ficelée la seconde Prière eucharistique. Entre des fanatiques archéologisant à tort et à travers, qui auraient voulu bannir de la Prière eucharistique le Sanctus et les intercessions, en prenant telle quelle l’eucharistie d’Hippolyte, et d’autres, qui se fichaient pas mal de sa prétendue Tradition apostolique, mais qui voulaient simplement une messe bâclée, dom Botte et moi nous fûmes chargés de rapetasser son texte, de manière à y introduire ces éléments, certainement plus anciens, pour le lendemain !
 
« Par chance, je découvris, dans un écrit sinon d’Hippolyte lui-même, assurément dans son style, une heureuse formule sur le Saint-Esprit qui pouvait faire une transition, du style Vere Sanctus, vers la brève épiclèse. Botte, pour sa part, fabriqua une intercession plus digne de Paul Reboux et de son A la manière de que de sa propre science. Mais je ne puis relire cette invraisemblable composition sans repenser à la terrasse du bistro du Transtevère où nous dûmes fignoler notre pensum, pour être en mesure de nous présenter avec lui à la Porte de Bronze à l’heure fixée par nos régents ! » (Mémoires (inédits], pp. 130-131).
Retour sur la réforme du Missel, et jugement d’ensemble
« Le seul élément non critiquable dans ce nouveau Missel fut l’enrichissement apporté surtout par la résurrection d’un bon nombre de préfaces magnifiques reprises aux anciens sacramentaires et l’extension des lectures bibliques (encore que, sur ce dernier point, on allât trop vite pour produire  quelque chose d’entièrement satisfaisant). (…)
 
« Après tout cela, il ne faut pas trop s’étonner si, par ses invraisemblables faiblesses, l’avorton que nous produisîmes [à savoir le nouveau Missel] devait susciter la risée ou l’indignation… au point de faire oublier nombre d’éléments excellents qu’il n’en charrie pas moins, et qu’il serait dommage que la révision qui s’imposera tôt ou tard ne sauvât pas au moins, comme des perles égarées…» (Mémoires (inédits], p. 131).