3 novembre 2006

"Vatican II a rétabli la tradition de la communion dans la diversité" - Entretien avec Luc Perrin
03 nov. 2006 - libertepolitique.com
LIBERTE POLITIQUE. — L’annonce d’un projet de libéralisation de la messe tridentine a semé le trouble dans l’Église de France. Des évêques croient devoir soutenir des collectifs de prêtres qui s’inquiètent d’une remise en cause de Vatican II. La perspective de l’existence de deux rits dans l’Église latine est fortement critiquée : le bi-ritualisme serait contraire au principe même de la communion. On s’étonne que des arguments aussi lourds aient pu échapper au théologien Joseph Ratzinger. D’où vient alors la difficulté ?
LUC PERRIN. — Il y a une ignorance cultivée si je puis dire. D'abord le rit "tridentin" est une facilité de langage qui obscurcit le débat. Le parallèle, faux, avait certes été fait par Paul VI lui-même : au concile de Trente, le rit tridentin (1570) ; au concile Vatican II, le Novus ordo missæ (1969 et éditions successives, nous en sommes à la troisième). Mais il n'y a rien de comparable entre l'œuvre liturgique de saint Pie V et celle que Paul VI a fini par couvrir de son autorité. Les retouches apportées en 1570 sont très modestes et la commission pontificale a surtout repris le rit en usage à la cour de Rome. Ce missel de saint Pie V a lui-même connu quelques petites retouches, par ajout de messes lors de fêtes nouvelles ou les prières prescrites par Léon XIII ; sous Pie XII et Jean XXIII quelques réformes ont été introduites, notamment celle de la Semaine sainte, si bien qu'il faut parler du missel du bienheureux Jean XXIII (1962).
C'est à ce type de réformes que la grande majorité des Pères de Vatican II s'est ralliée, au point que l'abbé Berto, théologien de Mgr Lefebvre, pouvait écrire après le vote de la constitution conciliaire qu'elle n'ajouterait "que peu de choses à ce qui se pratique jusqu'ici".
Mais il faut rappeler un fait oublié par l'unification rituelle récente de l'Église latine : le XIXe siècle a connu avec la généralisation du missel romain une révolution liturgique. Avant le règne de Pie IX et le mouvement d'uniformisation lancé par dom Guéranger, on observe une joyeuse diversité rituelle, notamment en France, avec des messes proches certes du rit romain, mais néanmoins différentes, suivant les diocèses, et après le Concordat, au sein d'un même diocèse issu de plusieurs diocèses d'Ancien Régime. Sans oublier ni les rits liés à des ordres religieux comme le rit dominicain, ni les usages (celui de Braga au Portugal, le "Sarum rite" anglais d'avant la Réforme, l'usage lyonnais), ni les rits propres comme celui de Milan, le vénérable rit ambrosien que le cardinal Montini célébra en 1962 devant les Pères de Vatican II.
Mieux, dans la bulle Quo primum qui promulgue "son" missel, saint Pie V canonise paradoxalement le multi-ritualisme au sein de l'Église latine en confirmant la légitimité des rits latins dont l'existence est attestée depuis 200 ans. Or en 1570, beaucoup de diocèses pouvaient le faire. Comme l'a bien expliqué Nicole Lemaitre, l'unification très progressive autour du missel de 1570 a d'abord été une question économique. L'usage romain se répand inégalement et jamais complètement avant 1870, avec un mouvement inverse au XVIIIe siècle en France. En réaffirmant la légitimité de la pluralité rituelle, Vatican II s'inscrit, en fait, en droite ligne du texte de saint Pie V et solennise aussi la protection des rits orientaux, croissante depuis Léon XIII. Saint Pie V proposait là où Paul VI, sans le faire pour autant en droit jusqu'au bout, tentait d'imposer.
La constitution Sacrosanctum concilium (1963) prescrit une réforme du rit romain alors en vigueur, en donnant des grandes lignes et une consigne formelle : que les innovations s'inscrivent dans un développement organique, donc homogène. Aucun liturgiste de bonne foi ne peut soutenir que le rit romain nouveau de 1969 constitue un "développement organique" par rapport au missel de 1962. Cette règle d'or, affichée par le Concile, a été ignorée par les experts qui, plus que les évêques et le cardinal Lercaro, ont principalement animé le "Consilium" créé par Paul VI en 1964 : il est assez symbolique que l'on ait publié une première édition d'un nouveau missel et non l'édition révisée sous l'autorité du pape Paul VI du missel romain jusque là en vigueur.
Parmi les multiples ruptures introduites dans la tradition liturgique romaine, ce nouveau missel multiplie les "prières eucharistiques" en lieu et place de l'unique Canon romain. Mis à part dom Guy Oury en son temps, personne ne s'est vraiment risqué à prétendre qu'il y a identité entre le missel de Jean XXIII et celui de Paul VI. J'espère qu'un jour pas trop lointain, tout le monde pourra lire le témoignage accablant du P. Louis Bouyer, membre du Consilium, qui montre en termes crus à quel point le nouveau rit est une "fabrication" comme l'a écrit Joseph Ratzinger. Le témoignage du cardinal Antonelli, secrétaire de la Commission conciliaire et membre du Consilium, a été partiellement publié : il est déjà édifiant.
Revenons à l’argument central. Mgr Raffin, qui oppose "deux rites à la fois très proches et très différents", craint que la coexistence entre les missels de 1962 et de 2002 "finirait [selon lui] par nuire à l’unité de l’Église catholique". Qu’en pensez-vous ?
Odon Vallet, et bien d'autres avec lui, dit la même chose encore plus brutalement : "Il me semble difficile d'avoir deux rites aussi différents au sein d'une même Église" (Témoignage chrétien, 2/11/2006). L'évêque de Metz, qui a toujours refusé d'appliquer le motu proprio Ecclesia Dei de Jean-Paul II, souligne lui-même la différence quand il récuse le précédent historique de la coexistence multi-rituelle, au prétexte que les rits sauvegardés par saint Pie V "n’étaient en fait que des variantes du rite romain", affirmation qui demanderait quelques nuances. Prenons un exemple connu de tous : le diocèse de Milan célèbre la messe différemment de Rome depuis des siècles ; il a fourni un saint Charles Borromée et des papes sans que quiconque s'en plaigne. Il y a donc matière à perplexité devant ces jugements. Dans la critique, une part d'idéologie et de volonté polémique ne peut être écartée.
Comment l’évêque d’Angoulême peut-il s'épouvanter d'un biritualisme qui rendrait l'exercice de la communion ecclésiale impossible ?
Le P. Gy op créditait le nouveau missel, dont il fut l'un des auteurs, d'avoir desserré l'uniformité du rit romain, en multipliant les possibilités et variantes pour les conférences épiscopales et les prêtres suivant les contextes sociaux, culturels, d'âge, etc. La diversité liturgique est aujourd'hui la norme partout dans le monde. Les "rétrogrades", pour citer une formule malencontreuse appliquée récemment aux conceptions liturgiques de J. Ratzinger, sont ceux qui s'en offusquent subitement. À Paris, on trouve la messe moderne en latin, la messe romaine traditionnelle, plusieurs messes selon plusieurs rits orientaux distincts et une quantité de messes modernes en langue vernaculaire, une par prêtre et par communauté ou presque. Aux normes déjà très lâches du missel romain, il faut bien sûr ajouter les innombrables innovations introduites à la fantaisie des célébrants et des équipes liturgiques locales.
Aux États-Unis, les grandes villes ont plus encore qu'en Europe des églises "nationales", pour les fidèles d'origine latino-américaine, chinoise, polonaise, italienne, roumaine, allemande... Si un évêque de 2006 est incapable d'être le lien de communion dans son diocèse à cause de prêtres et de groupes de fidèles attachés au missel de Jean XXIII, ce n'est pas la tradition liturgique de l'Église latine ni le pape qu'il doit incriminer mais, peut-être, un aggiornamento qu’il doit opérer dans l'exercice de son ministère d'unité.
Mgr Vingt-Trois pose la question avec sagacité : "Est-ce une communion de l'Église uniformisée et uniformisante ou qui fait droit à des différences de sensibilité, d'approche?"
La diversité, régulée et entre rits légitimes, unit la plus pure Tradition à notre modernité contemporaine. Si elle est harmonieusement mise en œuvre, elle n'autorise pas l'anarchie, redoutée à bon droit par l'évêque d'Angoulême comme contraire au catholicisme.
Par la distinction de deux formes du rit romain, astucieuse mais qui peut légitimement prêter à discussion [1], le pape Benoît XVI — pour autant que les fuites et annonces soient justes — ferait ainsi « droit à des différences de sensibilité, d'approche », pour reprendre les termes de l'archevêque de Paris.
Rien de vraiment neuf dans la longue histoire de l'Église latine, rien de révolutionnaire par rapport à ses prédécesseurs. Paul VI avait maintenu une possibilité, très réduite, de célébrer selon le missel de 1962 : il avait par exemple accordé au saint Padre Pio un indult pour ne pas introduire les nouveautés de 1964-1965. Jean-Paul II a accordé en 1984 un indult universel et exhorté les évêques en 1988, puis à nouveau en 1998, à le mettre en œuvre avec "générosité". Il avait réuni en 1986 une commission qui concluait, au témoignage du cardinal Stickler, que l'ancien missel n'avait jamais été aboli et que chaque prêtre de l'Église latine pouvait y recourir. Devant les oppositions, notamment celle du cardinal Hume, le Saint-Père avait renoncé à publier ces conclusions, ne leur donnant pas force de loi. Le projet de motu proprio de Benoît XVI parachèverait donc ce que Jean-Paul II avait largement entrepris.
Quelle appréciation portez-vous sur les différences de traitement entre 1988 (refus d'un schisme par une minorité à qui il faut trouver un statut) et 2006 (retour au bercail de quelques schismatiques eux-mêmes marginalisés et en conflit avec leur communauté) ?
Sur le plan de l'accueil des groupes de prêtres et religieux traditionalistes — intégristes si vous voulez mais le mot a sa part de "stigmatisation" et cela n'est guère de mode dans notre société — je vois plus de continuité que de différences. Pour ce que l'on en sait, mais ils n'ont été rendus publics que très partiellement, les statuts de l'Institut du Bon Pasteur créé en septembre n'apportent guère de nouveauté par rapport à ceux de la Fraternité Saint-Pierre.
Dans ce domaine, le véritable tournant était 2001-2002, quand Jean-Paul II créa l'administration apostolique personnelle St-Jean-Marie Vianney sur le territoire de Campos au Brésil. Sur le même diocèse coexistent depuis quatre ans, très pacifiquement, dans la pleine communion romaine, des paroisses avec la messe moderne en portugais et des paroisses avec la messe traditionnelle latine. On n'a pas entendu l'évêque résidentiel de Campos récriminer avec véhémence : point de "schisme", point de violences, Vatican II n'a pas été supprimé à Campos, la Conférence épiscopale brésilienne n'a pas explosé pour avoir accueilli un évêque traditionaliste. Ce qui est vrai au Brésil ne pourrait-il l'être ailleurs ?
Les évêques français ont-ils une réflexion commune à l’égard du monde traditionaliste, et une stratégie pour résoudre les difficultés ?
"Les évêques", c'est constituer un bloc un peu vite. Des catholiques, nombreux parmi ceux et celles qui sont engagés dans la vie de l'Église, ont longtemps ignoré le fait traditionaliste. Les dignes vieillards et bonnes vieilles, trop routiniers, allaient mourir doucement. Mais en parallèle avec ce qu'on a appelé la "génération Jean-Paul II" au sein de l'Église dite conciliaire, il y eut, il y a une génération traditionaliste, jeune et militante. La Tradition, même en l'identifiant par raccourci au XIXe-mi XXe, a produit du... neuf, y compris en France.
Dans sa thèse (Les Communautés nouvelles, Cerf, 2004), Olivier Landron a bien montré la grande difficulté des cadres de l'Église de France à comprendre les nouveaux mouvements, à les accueillir et à les reconnaître. Ce qui fut vrai, et reste parfois vrai, du Néo-catéchuménat, de l'Emmanuel, des Frères de Saint-Jean ou de la Communauté Saint-Martin l'est encore plus des groupes laïcs et instituts de prêtres traditionalistes.
Par contraste, l'Église flamboyante du "renouveau", de "l'esprit du Concile", celle après laquelle soupire certains évêques comme Mgr Noyer (évêque émérite d’Amiens, Ndlr) se meurt au vu et au su de tous ceux qui veulent regarder les bancs vides, les séminaires aux effectifs squelettiques, les finances des diocèses en diminution régulière, les "équipes animatrices" vieillissantes, les mouvements d'Action catholique qui inexorablement rejoignent les collections de la Galerie de l'évolution du Jardin des Plantes, parmi les espèces en voie d'extinction. Cette Église du "printemps" connaît son automne et bientôt son hiver en Europe de l'Ouest, de "réaménagement pastoral" en "restructuration paroissiale", elle recule mais toujours sur des lignes préparées à l'avance comme on dit en temps de défaite. Regardez les produits des années soixante, ces barres de béton que l'on dynamite… : la société occidentale a tourné la page. Dans l'Église, les évolutions sont identiques mais à un rythme propre, plus lent.
Dans cette débâcle, le dynamisme affiché des petits groupes traditionalistes, avec d'autres comme ceux cités précédemment, contribue à créer un catholicisme néo-intransigeant de diaspora. Ce dynamisme relatif est mal vécu par la structure ecclésiale française. D'autant plus mal qu'il est communicatif : dans les congrégations religieuses, les rares jeunes sœurs n'ont pas peur de l'habit ; à Strasbourg un jour d'ordinations, un prêtre à l'ancienne venu de la pastorale ouvrière des années 1960-1970, s'interrogeait avec l'humour qui ne quitte jamais les Alsaciens : "Mais le séminaire a brûlé ? ... c'est tout noir." Les jeunes prêtres étaient très majoritairement en tenue de clergyman et col romain, et l'habit, quoiqu'on dise, fait toujours un peu le moine.
Fermer les yeux sur ce dynamisme comme le fait l'Annuaire de l'Église de France ou le combattre ouvertement au nom d'un "Concile" bien éloigné des textes de Vatican II, chercher à le confiner dans une camisole de force canonique, ce qui semble avoir tenté l'assemblée d'avril dernier de la Conférence épiscopale, s'efforcer d'attirer dans le clergé diocésain (nouveau rit), le plus possible de jeunes prêtres que le rit romain traditionnel a éveillé à la vocation, telles sont les stratégies dominantes aujourd'hui.
On est loin de l'appel à la générosité de Jean-Paul II, vieux de dix-huitans déjà ; on est loin aussi des développements sur l'ecclésiologie de "communion" à laquelle se réfèrent toujours les plus farouches opposants à un plus libre recours au missel de Jean XXIII.
Relevons cependant que les retentissants communiqués épiscopaux ne disent pas tout : en 2005, Mgr Rey à Toulon érigeait la première paroisse personnelle dédiée au rit romain traditionnel et Mgr Doré, co-signataire d'un de ces communiqués, vient d'ériger à son tour une quasi-paroisse personnelle à Strasbourg, la seconde en Europe donc. A Bordeaux, le cardinal Ricard a notablement évolué par rapport à la politique de son prédécesseur : il a confié deux lieux de culte à deux instituts traditionnels, incardiné un prêtre qui célèbre selon les deux missels à Saint-Bruno et il négocie la convention relative à Saint-Éloi, confiée au Bon Pasteur. Une partie de l'épiscopat français, minoritaire encore, entre dans l'approche pragmatique adoptée, depuis longtemps, par la grande majorité des évêques outre-Atlantique.
Quelle est la part de la mauvaise conscience ou de la blessure légitime dans cette sur-réaction dans l’Église de France ?
Oui, la "sur-réaction" est manifeste. Le tapage clérical fait autour de la reconnaissance de l'Institut du Bon Pasteur (cinq prêtres au départ, huit aujourd'hui) laisse songeur. Qu'arriverait-il demain si Rome et Mgr Fellay parvenaient à trouver une voie de réconciliation, avec plus de 460 prêtres de par le monde ? Quant aux blessures, dans cette affaire, traditionalistes et "conciliaires" peuvent être renvoyés dos à dos : chacun, jusqu'à ce jour, a porté des coups à l'autre, chacun peut alternativement tenir le rôle de Caïn et celui d'Abel.
Parmi les raisons qui contribuent au malaise, moins net dans des Églises plus vivantes comme celle des États-Unis ou d’Australie, il y a sans doute un effet lié à l'âge des élites cléricales et laïques françaises, effet aggravé par un renouvellement réduit. Ceux qui ont désappris leur jeunesse cléricale dans l'immédiat après-Concile ne peuvent accepter que des plus jeunes marchent dans les chemins qu'ils ont eux, péniblement ou joyeusement, quittés. Mgr Raffin en donne un indice : "Lorsque j'ai été ordonné prêtre selon l'ancien Pontifical, il m'en coûta beaucoup de devoir proférer le Canon de la messe secreto." Bien des prêtres de sa génération n'aimaient pas la liturgie qu'ils devaient célébrer. Comment comprendre que des jeunes, aujourd'hui, embrassent avec passion ce qui "coûtaient" tant à l'époque à leurs aînés ? En 1969, dans l'enquête organisée par l'épiscopat français, une énorme majorité de prêtres se prononçait pour une liberté totale de célébrer la liturgie : l'anti-rubricisme, l'indifférence aux rites, était absolue.
Paul VI, sans aucun succès (1965 Mysterium fidei), Jean-Paul II, avec plus de constance (2003 Ecclesia de Eucharistia), se sont efforcés de ramener dans le catholicisme ordinaire la doctrine liturgique pérenne. On se souvient que Mgr Le Gall, président du Comité épiscopal de liturgie, déclarait que l'instruction Redemptionis sacramentum en 2004 ne concernait pas notre pays : les "abus" avaient disparu. Pourquoi donc Rome a continuellement publié des instructions appelant les évêques à réprimer les abus liturgiques, dès 1980 sous le pontificat de Jean-Paul II jusqu'aux grands textes de 1997, 2003 et 2004 ? Tout historien sait que la fréquence des rappels à l'ordre, en quelque domaine, indique la persistance de comportements en rupture avec la norme prescrite.
Dans cette France idyllique, les sondages nous disent que près de 70% des catholiques ne croient pas à la Présence réelle, après quarante ans de liturgie en français, une liturgie qui aurait toutes les vertus pédagogiques. Selon Eamon Duffy, le fidèle anglais du début du XVIe siècle courait pour voir son Créateur lors de l'élévation du Saint-Sacrement, tombait à genoux les mains jointes en adoration : rien ne lui importait plus, parfois à plusieurs reprises quotidiennement. Le latin n'avait pas été un obstacle à sa compréhension profonde de ce qui est au cœur de la messe pour les catholiques et les chrétiens d'Orient. Ce que le plus humble des paysans du Moyen Âge pouvait comprendre, la majorité très éduquée de nos contemporains n'y parvient pas. Il n'y a pas pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.
L'épiscopat français est-il prêt à exercer pleinement le droit d'inventaire des choix pastoraux d'après Vatican II ?
Une partie de ce travail a été effectué. On relit avec effarement les textes du début des années 1970 ; le ministère de prêtre-ouvrier était l'avenir, il est aujourd'hui surtout affaire d'historiens et d'historiennes. Le discours du pape sur la compréhension du Concile de décembre 2005 appelle à faire ce travail d'inventaire d'une façon plus poussée, à discerner parmi cet héritage les éléments qui restent utiles pour notre temps, qui est bien loin de l'optimisme occidental triomphant dans lequel Vatican II a baigné.
Les résistances françaises semblent frappées au coin d’un certain gallicanisme. Le traditionalisme ne répond-il pas à une crise universelle ?
Je pense que personne n'est mieux au fait des réticences et résistances françaises que Benoît XVI sur ces questions qu'il a suivies personnellement depuis 1988. Rappelons que l'incompréhension de l'épiscopat français des années 1970 a pesé lourdement dans la démarche schismatique de Mgr Lefebvre, d'autant plus lourdement que ce refus de comprendre fut relayé et aggravé par les cardinaux Garrone et Villot auprès de Paul VI. Ce n'est pas un cardinal Thiandoum qui aurait poussé son ancien archevêque hors de la communion : le cardinal Arinze a sûrement gardé le souvenir de cet illustre cardinal africain comme lui, très actif à Vatican II. Le traditionalisme et la question liturgique — celles qui portent sur d'autres problèmes aussi — ne sont pas une chasse gardée française. C'est une idée assez répandue chez nous, parfaitement erronée. Le traditionalisme est au moins autant nord-américain que français.
L'homologue américain de Mgr Pontier, le cardinal George, archevêque de Chicago, vice-président de la Conférence épiscopale, a déclaré il y a plusieurs années déjà que le rit traditionnel était pleinement légitime : il y a dans son diocèse une paroisse bi-rituelle et une autre confiée à l'Institut du Christ-Roi. Dans plusieurs diocèses, des paroisses personnelles et quasi-paroisses ont été érigées par les évêques ainsi qu'au Canada ; la Fraternité Saint-Pierre a dû bâtir un nouveau et vaste séminaire à Denton (en 2000) pour faire face à la demande.
Très lentement, le rit romain traditionnel retrouve, ça et là, droit de cité parmi les peuples en Afrique, Asie, Océanie, Amérique latine, qui peuvent le revendiquer autant que les Français comme leur patrimoine liturgique.
Léon XIII connaissait les réticences françaises mais il demanda quand même le ralliement à la République. Pie XI connaissait les élans pour l'Action française mais il engagea néanmoins l'Église de France à s'en séparer. Mais il est encore trop tôt pour écrire le "Pourquoi Rome a parlé" de 2006.

Luc Perrin est historien, enseigne à l’université Marc-Bloch de Strasbourg. A publié L’Affaire Lefebvre, Cerf, 1989 ; Paris à l’heure de Vatican II, Ed. De l’Atelier, 1997.

Pour en savoir plus :
■ Les soubassements du débat liturgique,
discours de Mgr Vingt-Trois au colloque de l’Institut supérieur de Liturgie, Paris, 26 octobre 2006.
Au service des Mystères du Christ, discours du cardinal Arinze au colloque de l’Institut supérieur de Liturgie.
[1] Le missel de 1962 deviendrait la forme extraordinaire du rit romain, dont le missel de 2002 serait la forme ordinaire. À cet égard, comme le souligne Mgr Robert Le Gall : "Les rumeurs que nous connaissons sont beaucoup moins importantes que les conditions d’application qui accompagneraient une telle mesure" (cité par La Croix, 26 oct. 2006). Des conditions trop restrictives la rendraient plutôt symbolique, sans répondre aux attentes des fidèles concernés.