2 novembre 2006

Les risques d’une double liturgie - Odon Vallet
02 novembre 2006 - temoignagechretien.fr - propos recueillis par Jérôme Anciberro
Les risques d’une double liturgie
Comment analysez-vous l’actuelle poussée du traditionalisme catholique ?

Odon Vallet
: C’est un mouvement de retour à un passé idéalisé qu’on peut qualifier de nostalgique. Il est vrai que les églises étaient mieux remplies quand on disait la messe en latin. Mais en Afrique ou en Asie, les églises catholiques sont aujourd’hui pleines, et ce n’est pas grâce au latin. Cela prouve bien que l’influence de la langue et du rite est, de ce point de vue, relativement secondaire.

La coexistence de deux rites est-elle possible au sein de l’Église romaine ?
Il me semble difficile d’avoir deux rites aussi différents au sein d’une même église. Surtout dans l’Église romaine qui se caractérise par son unité et sa hiérarchie. L’exemple des Églises catholiques orientales ne vaut pas, puisque chaque Église orientale a son propre rite et non pas ses rites. Au Liban, l’Église melkite est passée du grec à l’arabe. Désormais, on dit la messe en arabe et on appelle Dieu « Allah ». Cela n’a pas vidé les églises. Par ailleurs, il serait très difficile pour un prêtre de célébrer la messe dans les deux rites. Il y aurait un vrai apprentissage nécessaire. Et des risques de confusion. Non seulement sur le plan des paroles, mais aussi sur celui des gestes. Une liturgie est faite d’une certaine accoutumance à des formes, des mots, des gestes, qui vient après de longues années. Il y a des automatismes qui font qu’on peut se concentrer sur le sens des mots et des gestes sans avoir à craindre les erreurs.

Quel est le type de tensions que cette coexistence de deux rites peut produire ?
Les fidèles de plus de 60 ans, qui sont fort nombreux, ont connu le passage du rite de Pie V à celui de Paul VI. Je n’imagine pas qu’on puisse leur demander un retour en arrière. Cela voudrait dire que le rite de Paul VI a échoué. à l’extrême rigueur, dans des grandes métropoles comme Paris, on pourra toujours trouver une paroisse à sa convenance et aller voir ailleurs si jamais le rite dominant dans l’église qu’on fréquente ne convient pas. Dans des villes moyennes ou en milieu rural, ce serait bien entendu impossible. Certains fidèles entendraient la messe de Paul VI et d’autres celle de Pie V. Il y a là un risque évident de fracture.

Est-ce seulement une question générationnelle ?
Les fidèles moins âgés n’ont connu que la messe de Paul VI. Et comme l’immense majorité des Français, ils ignorent tout de la langue latine. Et on est loin de l’époque où l’on parlait latin dans les cours de récréation des séminaires. Cela étant dit, le fait de dire la messe dans une langue morte ou qu’on comprend mal n’est pas a priori un obstacle à la pratique religieuse en tant que telle. Dans l’islam, à la mosquée, les prières sont en arabe, alors que la plupart des musulmans ignorent cette langue. Il ne faut ni sous-estimer ni surestimer l’importance des langues. Mais il y a un vrai risque dans le cas du latin : celui d’assimiler la religion à un phénomène du passé et, pourquoi pas, dépassé. En d’autres termes, la messe en latin servirait de refuge à ceux qui ne peuvent se résoudre à la modernité dans tous les domaines, liturgique, politique, éthique, etc. Elle deviendrait en quelque sorte la messe de l’extrême droite.

Le latin peut être utilisé dans le rite de Paul VI, pourquoi se focaliser là-dessus ?
La seule véritable justification, aujourd’hui, d’un retour de masse au latin serait la mondialisation. Il s’agirait alors de dire la messe partout dans le monde avec la même langue. Le latin jouerait en quelque sorte le rôle d’un esperanto d’Église. Mais la véritable langue de la mondialisation, c’est aujourd’hui l’anglais. Faut-il dire partout la messe en anglais ? La question s’est posée en Inde, où les offices sont dits dans l’une des quinze langues principales du pays, mais aussi en anglais. Cela fonctionne un peu de la même manière en Afrique, où l’on trouve un office en langue locale et un autre en français ou en anglais. Mais de telles justifications pratiques ne concernent évidemment pas un pays comme la France.

Le latin est aussi une langue qui porte une charge symbolique importante.
L’une des premières décisions de Luther a été la traduction de la Bible en langue allemande et la tenue de cultes en langue allemande. Ce mouvement de traduction a été inséparable d’une évolution théologique, et, disons-le, d’un progrès. Un progrès qui est advenu non par une révolution, mais par une réforme. Revenir en arrière sur le plan de la langue a forcément des conséquences multiples dans tous les domaines. Il est d’ailleurs douteux que les jeunes prêtres, même traditionalistes, soient aujourd’hui à l’aise avec la langue latine. Et si l’on voulait absolument privilégier les langues mortes, mieux vaudrait mettre l’accent sur le grec ancien, qui est la langue du Nouveau Testament, voire sur l’hébreu.

Que penser de la création de l’Institut du Bon-Pasteur ?
Je suis favorable à ce qu’on permette à des personnes souvent âgées de garder les rites de leur enfance. Après tout, si ces rites avaient été jugés appropriés à une époque, pourquoi décréter du jour au lendemain qu’ils sont invalides ? Sur ce plan-là, la réforme liturgique de Vatican II n’a sans doute pas été suffisamment expliquée. Qu’il y ait, en des lieux limités, la possibilité de conserver un certain rite ne me choque pas. En revanche, que l’on généralise la possibilité d’une concurrence entre deux rites me paraît problématique.

Pensez-vous qu’il y ait vraiment un mouvement de fond conservateur dans l’Église catholique aujourd’hui ?
Oui. Il y a d’abord un déclin très prononcé de la gauche chrétienne. Le renouveau de la tradition a quant à lui commencé avec l’élection de Jean Paul II en 1978. Il s’est notamment concrétisé à travers la nomination d’évêques conservateurs, lesquels, à leur tour, ont ordonné des prêtres conservateurs. Mais jusqu’à présent, ce retour à la tradition ne relevait pas vraiment d’un traditionalisme au sens plein du terme. Ce pourrait être le cas demain si jamais l’ancien rite parvenait à se généraliser. Cela étant dit, je souhaite bien du plaisir aux catéchistes qui devraient enseigner le latin pour former des enfants de chœur capables de répondre au prêtre. Qui saurait encore dire à peu près spontanément : « Et introibo ad altare Dei : ad Deum qui laetificat juventutem meam ».

Odon Vallet est historien des religions. Dernier livre : "L’Évangile des païens, une lecture laïque de l’Évangile de Luc" (Albin Michel).