5 avril 2006

La vérité des traditionalistes
Abbé de Tanoüarn - Objections n°5 - avril 2006 - http://revue.objections.free.fr/

Notre dossier sur la Tradition catholique fait le point sur les forces et les faiblesses du Mouvement traditionaliste. Il lui manquerait quelque chose, si l’on oubliait de répondre à une question encore plus fondamentale : celle des motivations d’un tel mouvement, unique, il faut le dire, dans toute l’histoire de l’Église. Comme est unique, et non encore surmontée, la crise moderniste qui sévit dans l’Église depuis le début du XXe siècle.

Inutile de tourner autour du pot : les motivations des traditionalistes relèvent d’une défense et illustration de la vérité catholique. Ceux qui veulent cantonner le traditionalisme à ses caricatures, en en faisant un intégrisme, crispé sur des survivances sociologiques, ou en le réduisant à un sentimentalisme, attaché sans motifs à des formes du passé, ne prennent pas la mesure du débat.

Les pommes de discorde sont deux : le Concile et la messe traditionnelle, dite de saint Pie V. Les deux critiques sont inséparables, car Vatican II, comme le nouveau rite liturgique, exprime, pour le chrétien, un nouvel ordre des fins, où l’humanisme s’identifie avec la religion chrétienne. Dans mon livre Vatican II et l’Évangile, j’ai parlé à ce sujet de « la religion de Vatican II ». Je désigne par là non pas une nouvelle foi, de nouveau dogmes ni même la négation en principe de certains dogmes, mais plutôt l’idée que, derrière un statu quo formellement absolu (l’Église a gardé la même foi extérieurement), en réalité, c’est une nouvelle relation entre l’homme et Dieu, une nouvelle praxis chrétienne, ou encore en langage ecclésiastique une nouvelle “pastorale” qui s’est substituée à l’ancienne. Cette substitution s’opère à travers l’inversion philosophique des moyens et des fins, la nouvelle religion étant fondée sur le leitmotiv du “service de l’Homme”, alors que l’ancienne reposait sur l’impératif du service de Dieu.

Le pape Paul VI a particulièrement bien saisi cette inversion (et ce que j’appellerai “la nouveauté conciliaire”) dans son célèbre discours de clôture. Celui qui restera dans l’histoire, plus encore sans doute que Jean XXIII, comme le pape du Concile, a souhaité à travers une conclusion fracassante et lyrique, fournir une première clé d’interprétation au Concile, en mettant d’emblée hors-jeu une lecture trop modérée de ce texte qui, en lui-même, fut somme toute un texte de compromis. Déclarer : « Le culte du Dieu qui s’est fait homme est allé à la rencontre du culte de l’homme qui se fait Dieu, un immense courant de sympathie a débordé du Concile sur le monde » et dans ce contexte, ajouter « Nous aussi, nous plus que tout autre, nous avons le culte de l’homme », c’est, dans le moment où ces formules ont résonné, retirer toute légitimité à une interprétation purement réformiste du Concile, en instaurant au cœur de l’Église la rupture rhétorique et la métamorphose religieuse par voie d’autorité.

Petit à petit néanmoins, le Saint Esprit guidant son Église par des voies qui échappent à tout calcul humain, le concile Vatican II est perçu autrement, non plus comme instaurant une rupture matricielle, mais plutôt comme accordant différentes voix dans une sorte de polyphonie réformiste. Sous le gouvernement prestigieux du pape Jean Paul II, naît l’idée que le Concile est encore en train de se faire, que ses fruits sont à venir et qu’une interprétation moins triomphaliste des textes de cette Assemblée doit voir le jour, sous l’autorité rectrice du Pontife romain, dont le rôle se réévalue soudainement. Le pape pèlerin est allé lui-même porter cette inflexion herméneutique aux foules. Ses 14 encycliques constituent un nouveau corpus textuel, aussi important que le précédent. Nous leur devons une prise de conscience progressive des problèmes posés par Vatican II à la conscience chrétienne. À partir de Veritatis splendor (1993), en effet, s’opère un véritable tournant. Au rebours de certains textes de Vatican II (DH 3 par exemple), le pape insiste sur l’antériorité de la vérité sur la liberté. Hélas, il ne voit d’application pratique de cette dialectique restauratrice que dans l’ordre des principes moraux (un acte est d’abord mauvais en lui-même et non pas à cause de l’intention qui l’anime). Mais cette nouvelle insistance sur la vérité objective l’a amené à mettre en cause à plusieurs reprises avec un courage magnifique ce « totalitarisme démocratique », qui refuse, par principe toute loi naturelle et parvient ainsi à légaliser le n’importe quoi.

Benoît XVI poursuit le mouvement amorcé par son prédécesseur. Dans le discours à la Curie qu’il a prononcé le 22 décembre 2005, il disqualifie définitivement « la rupture » comme clé d’interprétation du Concile. Jamais la condamnation d’une instrumentalisation révolutionnaire du Concile n’avait été aussi claire. Surtout, ce pape dit de transition, règle définitivement le problème que pose Vatican II à la conscience chrétienne. Au lieu de continuer à présenter ses Constitutions, ses déclarations et ses décrets comme jouissant en elle-même d’une autorité normative, il prononce le mot magique d’herméneutique. Vatican II se trouve ainsi publiquement mis en débat. Une seule condition est posée pour approfondir « les pistes » ouvertes par ce Concile : le lire sans jamais rompre avec la Tradition. Il retrouvait ainsi, devant ses collaborateurs, les accents bien connus de Mgr Marcel Lefebvre, acceptant devant Paul VI de « lire le Concile à la lumière de la Tradition ».

La dynamique interprétative mise en place dans ce discours de Benoît XVI est proprement irréversible. J’y vois la victoire de la contestation respectueuse, soutenue depuis 40 ans par le mouvement traditionaliste. Désormais, il est impossible d’excommunier personne au nom d’un Concile qui n’est plus une loi, mais un texte, avec sa polysémie et le travail impéré d’une restitution de son contexte : la grande Tradition de l’Église.