2 décembre 2006

[Stéphane Wailliez] "La Messe face au peuple vue par Paul VI - par Stéphane Wailliez"

SOURCE - Stéphane Wailliez - via Abbé Barthe - Le Forum Catholique - 2 décembre 2006

Voici pour le Forum catholique, en "bonnes feuilles" d’un article à paraître, une enquête historique menée par Stéphane Wailliez à propos de la messe par laquelle Paul VI a, pour ainsi dire, lancé sa réforme : le 7 mars 1965, il a célébré dans une paroisse romaine populaire, en italien, face au peuple, sur un autel érigé pour la circonstance hors du sanctuaire. Analogiquement, mais inversement, peut-on imaginer que Benoît XVI appuie la réforme de la réforme par une célébration dans une paroisse romaine, en latin, face au Seigneur et, mieux encore, que le futur document libéralisant la messe tridentine soit accompagné d'une célébration de cette messe par le pape lui-même ?

LA MESSE FACE AU PEUPLE VUE PAR PAUL VI, par Stéphane Wailliez

En novembre 2003, à l’occasion d’un voyage à Rome, nous avons voulu nous rendre compte par nous-même des circonstances dans lesquelles le pape Paul VI célébra la première messe en italien et face au peuple, le 7 mars 1965. Il s’agissait du premier dimanche de carême de l’année 1965, jour d’entrée en vigueur d’Inter Oecumenici, la première instruction d’application de la constitution conciliaire sur la liturgie si l’on excepte le motu proprio Sacram Liturgiam. Ce jour-là, pour étrenner les nouvelles normes, Paul VI choisit de célébrer dans l’église romaine de Tous les Saints (Ognissanti). Il s’agit de l’église de la paroisse homonyme (www.ognissanti.org), créée sur l’ordre de saint Pie X par saint Louis Orione (www.santo.donorione.org), fondateur de la Petite Oeuvre de la divine Providence (www.donorione.org).

Une des rares photographies de l’événement publiées hors d’Italie est celle qui figure en couverture de la Documentation catholique n°1445 (4 avril 1965). On y voit, sur une estrade de bois à trois degrés, une grande table également en bois, recouverte d’une nappe, sur laquelle sont disposés de façon symétrique un petit crucifix et des chandeliers bas. Autour de l’estrade, des clercs mais aussi des laïcs, y compris des femmes.

La paroisse, située Via Appia Nuova, garde le souvenir de cette messe historique: une plaque commémorative a été placée près de l’entrée. Nous avons été reçu longuement et très aimablement par un vicaire, don Rocco Bufalini (muté entre-temps en Calabre, à la Toussaint 2006). Don Rocco n’était pas encore en poste à Ognissanti en 1965 et n’a pas assisté à cette cérémonie mais, la paroisse étant manifestement fière de cet événement historique, il en avait entendu parler à de multiples reprises par des témoins oculaires au cours des 17 années qu’il avait déjà passées dans cette communauté lorsque nous l’avons rencontré. Il nous a donc emmené dans l’église et dans la sacristie, avant de nous montrer des documents relatifs à cette cérémonie et à l’histoire de la paroisse: photographies de cette célébration du 7 mars 1965, copies de plans de construction, dossier historique concernant l’aménagement de l’édifice etc. Des photographies que la paroisse conserve dans la sacristie, il ressort clairement, non seulement que la célébration s’est faite vers le peuple mais aussi que l’estrade supportant la table de célébration était posée en dehors du sanctuaire, encore clôturé par un banc de communion à ce moment-là. C’est cette sortie du sanctuaire qui explique la proximité des laïcs sur le cliché de couverture de la Documentation catholique n°1445. A la question de savoir si cette disposition était déjà en usage dans cette église avant cette messe de Paul VI, don Rocco a répondu par la négative: il s’agissait d’un aménagement spécial pour ce jour-là. Depuis lors, "l’autel précédent a été remplacé par un nouveau, inspiré par la réforme conciliaire: un monobloc de marbre gris original et simple" (feuillet explicatif "La chiesa di Ognissanti a Roma").

Nous nous sommes intéressé à la question de l’orientation stricto sensu: cette première célébration "légale" en langue vernaculaire s’était faite vers le peuple mais qu’en était-il de l’orientation géographique, puisque ce critère revêt l’importance historique que l’on sait? Une chose avait retenu notre attention lors de la préparation de cette visite: l’église de Tous les Saints est tournée presque exactement vers le Sud-Ouest. Elle est construite perpendiculairement à la Via Appia Nuova, au n°244 de laquelle elle se trouve (cf. les images satellitaires de Google Earth sur le site de la paroisse: www.ognissanti.org/mappa1.htm et www.ognissanti.org/mappa2.htm). Ne pouvait-on considérer cette église comme occidentée, à l’instar de Sainte-Marie Majeure, dont l’abside est tournée vers le Nord-Ouest? Si tel était le cas, célébrer face au peuple à Ognissanti pouvait s’entendre comme une orientation géographique, ainsi qu’on le voit traditionnellement dans les basiliques dites constantiennes. Les plans architecturaux, les photographies de l’ancien autel majeur et celles de l’eucharistie du 7 mars 1965 vont toutefois formellement en sens contraire: jamais on n’avait célébré vers le Nord-Est à Ognissanti, tout d’abord parce que le tabernacle de l’autel majeur supportait, dès l’origine, une immense statue du Sacré Coeur, et ensuite parce que, comme le révèle ce fait, l’église avait été conçue pour la célébration face à l’abside, même si celle-ci est de fait tournée vers le Sud-Ouest. Quoique prénommé Costantino, l’architecte Sneider des Sacrés Palais s’est manifestement contenté de construire une église perpendiculaire à la voirie au bord de laquelle elle se trouve, et dans laquelle la célébration devait se faire face à l’abside. Nous avons demandé à don Rocco si l’église n’avait pas été bâtie sur les vestiges d’un édifice plus ancien, voire très ancien, ce qui aurait pu expliquer une occidentation, même approximative. Or non seulement la paroisse ne fut fondée qu’en 1908 mais l’église, construite entre 1914 et 1920, ne repose sur aucune construction plus ancienne.

Au terme de ce bref examen, on peut tenter de cogere et efficere, tirer une conclusion. Dans cette messe du premier dimanche de carême 1965, le pape Paul VI a associé la célébration face au peuple et un usage très large, quoique non encore exclusif, de la langue vernaculaire. On peut probablement y voir l’idée que la liturgie dans la langue de l’assemblée s’adresse à l’assemblée. Cette hypothèse semble renforcée par l’abandon volontaire du sanctuaire: la célébration dans la langue du peuple était tournée psychologiquement vers le peuple, elle pousse à la suppression de la clôture entre celui-ci et le célébrant, entre le clergé et le laïcat et entre le sacerdoce ministériel et le sacerdoce commun. Si la pensée de Paul VI n’avait pas été en ce sens, on s’explique mal pourquoi il aurait pris la peine de faire modifier aussi profondément l’aménagement de l’espace intérieur de cette église pour cette messe.

Quant au caractère officiel ou abusif de la célébration versus populum, cette cérémonie présidée par le pape ne fournit-elle pas des éléments de réponse? Alors qu’Inter Oecumenici recommandait simplement de détacher les autels du mur de l’abside pour permettre de célébrer face au peuple, Paul VI semble avoir indiqué clairement, dès le jour d’entrée en vigueur du document, le sens qu’il fallait donner à cette disposition. Peut-on parler de dérive? Au risque de nous répéter, l’abolition du sanctuaire (souvent appelé presbiterio en italien) ne peut que souligner cet aspect d’immanentisation dans l’application la plus autorisée qui soit de l’aggiornamento. Dès le premier jour d’application de la première instruction traduisant en normes concrètes la constitution conciliaire sur la liturgie, le pape en personne a tenu à indiquer quelle en était l’interprétation. Il est à noter que Paul VI n’a pas choisi une basilique romaine mais une paroisse, simple et située dans un quartier plutôt populaire, comme pour exprimer le souci qu’on lui connaissait d’implanter les nouvelles formes du culte de l’Eglise latine dans la pratique concrète des fidèles ordinaires. Comme il s’en expliqua souvent, c’est pour eux qu’il estimait nécessaire de dépouiller l’Eglise de "ses somptueux vêtements de soie" et de tourner la table de célébration vers un peuple qui l’entourât sans devoir s’inquiéter d’une clôture. Puisqu’il faut être circonspect avant de parler d’abus dans le cas du Souverain Pontife mettant en oeuvre avec un souci de pédagogie tout particulier la première norme de réforme post-conciliaire, l’ensemble constitué par l’usage généralisé du vernaculaire, la célébration face au peuple et l’abolition du sanctuaire constitue-t-il un "abus" ou fait-il partie du développement homogène du concile Vatican II ? Si l’on regrette le départ d’avec la tradition que représente ce triduum, ne peut-on s’interroger sur Sacrosanctum Concilium ?

Stéphane Wailliez