25 novembre 2011

[Marie Parvex - letemps.ch] Dans le Valais secret d’Ecône

SOURCE - Marie Parvex - letemps.ch - 25 novembre 2011

Le mouvement intégriste de la Fraternité Saint-Pie-X reste bien implanté en Valais, notamment dans le monde politique. Mais peu à peu les affinités ont évolué. A l’aile conservatrice du PDC se substituent partiellement les jeunes UDC

L’un des fils de Jean-René Fournier, celui qu’en Valais on surnomme le «Gouverneur», s’est marié dans la chapelle sédunoise d’Ecône cet été. La ferveur schismatique de l’ancien conseiller d’Etat, qui a dirigé le canton d’une poigne ferme pendant douze ans, se transmet de père en fils, comme souvent dans la Fraternité Saint-Pie-X. L’exemple illustre les liens qui ont longtemps existé entre Ecône et le Parti démocrate-chrétien, majoritaire en Valais. Au­jourd’hui pourtant, le PDC ne ­représente plus les valeurs hyper-conservatrices des adeptes de Mgr Lefebvre, qui se tournent de plus en plus vers les jeunes UDC. Qui sont ces Valaisans du XXIe siècle qui veulent une messe en latin selon une liturgie quasi inchangée depuis le XVIe siècle? Plongée dans une congrégation où règne toujours la loi du silence.

Un seul fidèle a accepté de nous parler à visage découvert. André Franzé, ancien juge et procureur, président du Mouvement chrétien conservateur, a une septantaine d’années. Sa carrière est derrière lui et il ne craint plus de reconnaître son appartenance à Ecône. «J’ai connu enfant la messe d’avant le concile et j’y suis resté attaché», explique-t-il. «Le rituel ancien est beaucoup plus empreint de sacré et de spiritualité.» Comme lui, de nombreux fidèles disent la force du latin, des chants et d’un rituel datant de plusieurs siècles. «La messe de la Fraternité Saint-Pierre fondée par le pape ressemble beaucoup à celle d’Ecône», explique l’un d’eux. «Malheureusement, cela n’existe pas en Valais. Depuis le motu proprio prononcé en 2007, nous devrions pouvoir célébrer la messe en latin dans toutes les églises à la demande des fidèles. Mais ici nous n’y parvenons pas, les prêtres ont bien trop peur d’être envoyés au fin fond du ­Lötschental par l’évêque s’ils acceptent», dit-il en faisant allusion aux tensions vives entre la Fraternité et l’évêché. «Alors, pour trouver une belle liturgie, on va à Ecône.»

Perchée sur une butte de la rive gauche près de Riddes, l’église principale de la communauté domine la plaine du Rhône. En ce matin de la Toussaint, elle est plongée dans l’ombre de la montagne et regarde la rive droite ensoleillée entre les stries des lignes électriques. Les femmes portent la jupe ample en dessous du genou mais les couleurs sont joyeuses. Assises sur les bancs, elles coiffent souvent la mantille, parfois noire, parfois décorée de motifs à la mode. Des nouveau-nés ponctuent les chants grégoriens de leurs pleurs. Mgr Tissier de Mallerais, dos aux fidèles, psalmodie en latin pendant presque deux heures.

L’église réunit des familles qui sont là depuis toujours. Mais elle attire aussi de nouveaux adhérents, chez les jeunes. Kevin a la vingtaine tout juste. Il a rejoint les rangs d’Ecône dernièrement alors que sa famille est restée fidèle au pape. «Ce n’est rien de plus que la messe de nos grands-parents, mais son message est extrêmement clair. Je me reconnais dans ses valeurs et on y sent une véritable ferveur que l’Eglise a perdue. Je ne suis pas un cas isolé et je suis frappé par le nombre de vocations au sein de la Fraternité.» Il y a peu, Kevin s’est marié selon la tradition d’avant le concile. Pendant la cérémonie, le prêtre a lu un passage des Ecritures, enjoignant aux femmes d’être soumises et aux hommes de les aimer comme le Christ aime son Eglise, comme cela se faisait dans les années 50. Le site web de la Fraternité héberge des sermons explicites sur le sujet: «La femme doit se montrer apte à tous les actes qui rendent le foyer aimable et attrayant. […] L’homme doit conquérir les qualités qui donneront à la femme le sentiment qu’elle peut s’abandonner avec confiance.»

Kevin dit pourtant vivre son couple selon le modèle moderne. «Ma femme travaille, elle a les loisirs qu’elle veut et je peux vous dire qu’elle n’est absolument pas soumise!» s’exclame-t-il. Goût pour le sacré de l’ancienne liturgie mais refus d’appliquer les dogmes d’autrefois? La position des fidèles est ambivalente et tend à relativiser les valeurs véhiculées par Mgr Lefebvre, fondateur de la Fraternité.

«Ils ont une vision du monde extrêmement négative, dominée par Satan et le péché originel», critique le jésuite Jean-Blaise Fellay, historien de l’Eglise qui a beaucoup écrit sur Ecône dans les années 70 et 80. «Leur vision apocalyptique d’une société vouée à la destruction les pousse à se refermer sur eux-mêmes», poursuit-il. André Franzé et son Mouvement chrétien conservateur se réclament du droit naturel émanant du créateur lui-même et régissant tous les aspects de la société, du rôle de la femme à l’avortement en passant par le pouvoir politique. Les valeurs, d’origine divine, sont immuables et universelles; le créationnisme est de mise. Sur le promontoire d’Ecône, Mgr Tissier de Mallerais s’enflamme, dramatique, face aux fidèles: «Ne croyez pas les délires des libéraux [les œcuméniques]. Dire que le salut existe dans les fausses religions est une imposture, seuls les catholiques seront sauvés!»

De l’avis des proches de la Fraternité, le mouvement est en croissance. Le dogme veut que chacun fasse le plus d’enfants possible au regard de ses moyens financiers. Fortement encouragés à rester dans la communauté, les enfants font croître le nombre de fidèles. Rompre reste un acte difficile dans un groupe qui considère comme un «martyre spirituel de voir des âmes de notre famille s’égarer dans de fausses religions», prêche Mgr Tissier de Mallerais, le regard sombre, ce jour de Toussaint. Certains ont même été spoliés de leur héritage pour avoir quitté le giron «éconard», écrit la sociologue Isabelle Raboud en 1992 dans Temps nouveaux, vents contraires, Ecône et le Valais. Selon un ancien de la communauté, le Valais compterait environ 2000 fidèles, un nombre qu’estimait aussi Isabelle Raboud il y a vingt ans. Certains observateurs doublent volontiers la mise, tandis que d’autres jugent plutôt que le groupe décroît. «Il est très difficile de se marier hors communauté, avance Jean-Blaise Fellay. Cela crée rapidement des tensions et les enfants quittent l’Eglise.»

Aujourd’hui, la Fraternité Saint-Pie-X compte sept chapelles en ­Valais, à Glis, Sierre, Sion, Ecône, Riddes, Martigny et Monthey. La dernière église a été construite dans la zone industrielle sédunoise, au début des années 2000, pour remplacer un petit espace cultuel situé dans la vieille ville. Signe que la Fraternité a encore quelques moyens puisque ses biens immobiliers et le fonctionnement de ses paroisses sont entièrement financés par les dons des fidèles. A la Toussaint, la «basilique» n’est pas bondée mais bien fréquentée. Sur le parking, quelques grosses cylindrées aux vitres teintées et beaucoup plus souvent des monospaces familiaux et bon marché. Ce sont environ 200 personnes qui se sont déplacées.

Le Valais abrite aussi des écoles primaires «éconardes» qui dispensent un enseignement en phase avec les valeurs des fidèles. Deux classes d’une quinzaine d’élèves se sont ouvertes cette année. «On y enseigne des mathématiques très traditionnelles, beaucoup d’histoire et de français mais pas d’activités créatrices ni de sport», décrit Jean-François Lovey, chef du Service de l’enseignement du canton. «La méthode pédagogique est basée surtout sur la répétition du savoir. Il est très rare de voir ces enfants rejoindre l’école publique au passage du secondaire. Ils sont souvent trop en décalage avec le programme normal.» La Fraternité a obtenu l’autorisation de l’Etat de dispenser ces enseignements dans les années 80. Cela n’a pas été remis en question depuis.

Le silence et le secret qui entourent Ecône alimentent les bruits qui décrivent plusieurs personnages publics comme assidus des bancs de l’Eglise. Dominique Giroud, encaveur souvent présenté comme un important donateur de la communauté, répond comme d’autres que cela a trait à sa vie privée. Seuls Jean-René Fournier (conseiller national PDC et ancien conseiller d’Etat), Vincent Pellegrini (journaliste au Nouvelliste, ancien membre de la rédaction en chef et ancien séminariste d’Ecône) et André Franzé reconnaissent publiquement leurs liens avec la Fraternité. Des jeunes candidats UDC au Conseil national comme Grégory Logean ou Ariane Doyen sont des adeptes connus d’Ecône. Interrogés à ce sujet, ils refusent de commenter.

Il y a effectivement des personnalités du monde économique, politique et juridique dans les rangs d’Ecône, mais parler de réseau d’influence occulte paraît exagéré à tous les observateurs. Parce que les fidèles fréquentent la chapelle de leur région, sans tisser de liens importants avec le reste du canton, mais aussi parce que tous les conservateurs ne vont pas à Ecône. Maurice Tornay, conseiller d’Etat PDC que l’on a souvent décrit comme tel, est un catholique fervent, mais fidèle au Vatican. Et ce sont les bancs de l’église d’Orsières qu’il use.

A la création du mouvement, les soutiens d’Ecône étaient très clairement PDC. Guy Genoud, alors conseiller d’Etat, a cofinancé le terrain avec le procureur Roger Lovey entre autres. Le conseiller fédéral Roger Bonvin soutenait aussi publiquement la Fraternité. Aujour­d’hui, à part Jean-René Fournier, aucun élu du parti ne répond plus aux attentes des fidèles d’Ecône. Le Mouvement chrétien conservateur, présidé par André Franzé et dont une partie des membres fréquente la Fraternité, a établi une liste des candidats aux dernières élections fédérales partageant leurs vues sur des thèmes comme l’euthanasie, l’avortement, l’homosexualité ou la consommation de drogue. Tous sont UDC et plutôt jeunes. «En Valais, nous tirons un électorat conservateur abandonné par le PDC et bien plus large qu’Ecône», estime l’UDC Grégory Logean.

L’identification au parti n’est pourtant pas complètement confortable pour les fidèles de la Fraternité. D’abord, parce que son leader, Oskar Freysinger, ne se prononce jamais sur des questions de foi et ne va pas à l’église. Ensuite, parce que «l’UDC représente une droite plus moderne qu’Ecône», estime Jean-Blaise Fellay. «Le parti est démocrate alors que les suiveurs de Mgr Lefebvre se réclament du droit naturel. En France, la Fraternité est plutôt monarchiste, opposée à la Révolution française qui a bouleversé l’ordre établi.»

Ce glissement, imparfait, du PDC à l’UDC serait l’un des signes que la base sociologique qui a permis au mouvement de s’implanter en Valais dans les années 70 s’est effritée. «Non seulement, la droite du parti majoritaire ne les représente plus, mais en plus le mouvement intellectuel et bourgeois attaché au latin n’existe plus», estime Jean-Blaise Fellay. Dans le contexte de la Guerre froide, le mouvement trouvait aussi des racines dans un anticommunisme affirmé qui n’est plus d’actualité.

Est-ce à dire qu’Ecône est vouée à disparaître? «Ecône représente un miroir dans lequel se sont reflétées les transformations du Valais moderne», écrivait Isabelle Raboud il y a vingt ans. «Or les bouleversements ont ébranlé les certitudes et suscité un sentiment d’insécurité. C’est ce qui a nourri le besoin d’enracinement et de références aux valeurs du passé.» Une affirmation qui vaut toujours aujourd’hui. Le terreau valaisan reste perméable aux idées conservatrices, qui refont surface régulièrement, au gré d’une polémique autour du crucifix dans les salles de classe, de l’éducation sexuelle dans les manuels scolaires ou de réformes de l’enseignement religieux. La défense du terroir, du patois, du folklore, de l’identité valaisanne et de son passé prend de l’importance. Et l’UDC a gagné du terrain aux dernières élections. «Même si le contexte n’est plus aussi favorable qu’en 1970, ce genre de groupuscule peut durer très longtemps», prédit Jean-Blaise Fellay.