14 novembre 2009

[Gérard Leclerc - Famille Chrétienne] Les cinq racines du conflit entre Rome et les lefebvristes

SOURCE - Gérard Leclerc - Famille Chrétienne - 14 novembre 2009

Jamais une seule discussion officielle d’ordre doctrinal n’avait été ouverte entre le Saint-Siège et la Fraternité Saint-Pie-X. Des rencontres ont commencé à Rome le 26 octobre, et c’est un événement. Mais il faudra du temps pour qu’on aille au bout des sujets conflictuels. Quels sont-ils ? L’essayiste Gérard Leclerc, qui vient de publier Rome et les lefebvristes, analyse les cinq principales causes de cette division entre catholiques.

Les conversations qui se sont ouvertes à Rome, le 26 octobre, au palais du Saint-Office, entre les représentants de la commission pontificale Ecclesia Dei et de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie-X, se déroulent, nous dit-on, « dans un climat cordial, respectueux et constructif ».

Voilà une heureuse nouvelle qui va à l’encontre de bien des pronostics pessimistes. Toutefois, il serait naïf de vouloir brûler les étapes. Ce n’est pas en quelques jours que se trouveront résolues les difficultés qui, depuis plusieurs décennies, ont provoqué de véritables déchirements entre Écône et Rome. Il faut se faire à l’idée qu’il faudra du temps pour qu’on s’explique de part et d’autre sur tous les sujets conflictuels et qu’on aille au bout des questions les plus épineuses.

C’est pourquoi prévoir aujourd’hui une date de clôture des discussions relève de l’arbitraire. On est parti pour un chemin qui sera long et parfois escarpé. L’essentiel est qu’on soit bien parti.

Une convergence sur la nécessité de parvenir à un accord de fond

Il faut noter, au préalable, une convergence tout à fait intéressante entre les deux délégations. Les uns et les autres sont persuadés de la nécessité de parvenir à un accord de fond. Il y avait, en effet, une autre possibilité pour régler le différend, et elle a été envisagée plus d’une fois : trouver une solution canonique propre à accueillir les « lefebvristes » dans la grande Église et laisser pour plus tard la résolution des désaccords doctrinaux.

Cette perspective est aujourd’hui abandonnée. Le pape lui-même a énoncé de la façon la plus claire que « les questions doctrinales, bien évidemment, demeurent, tant qu’elles ne seront pas résolues. La Fraternité Saint-Pie-X ne jouira d’aucun statut canonique dans l’Église et ses ministres ne pourront exercer de façon légitime aucun ministère » (motu proprio Ecclesia unitatem en date du 2 juillet 2009).

Mgr Bernard Fellay, le supérieur général de la Fraternité, est sur ce point en phase avec Benoît XVI. Lors de notre entretien en Suisse en février 2009, il nous avait déclaré qu’il n’envisageait pas l’accord juridique avec Rome tant que les objections formulées par Mgr Marcel Lefebvre et ses héritiers n’auraient pas été traitées.

Inscrire le Concile dans le prolongement de la Tradition

Depuis plusieurs années, on savait que les autorités romaines étaient disposées à entendre les dubia (doutes) traditionalistes. À ces dubia, il faut associer le dossier de toutes les contestations, parfois vigoureuses, dont certains points des enseignements de Vatican II et du magistère postérieur de l’Église.

On fera remarquer que c’est la première fois que s’ouvrent au sommet des discussions d’une telle nature. La pratique qui s’est établie à la suite du Concile a rendu habituelles les rencontres avec les interlocuteurs les plus divers, notamment sur le terrain œcuménique avec toutes les confessions chrétiennes, plus largement sur le terrain interreligieux avec le judaïsme (en priorité) et avec l’islam et toutes les familles spirituelles. Jamais une seule discussion officielle d’ordre doctrinal n’avait été ouverte avec le courant « dissident » qui s’était reconnu dans la personne de Mgr Lefebvre.

Indépendamment de toute autre considération, c’est donc en soi un événement que ce dialogue, pour examiner avec tout le sérieux requis et avec le concours des meilleurs interlocuteurs possibles les raisons d’un désaccord de plus de quatre décennies ! Au moins va-t-on pouvoir s’expliquer en allant le plus loin possible, en ne laissant dans l’ombre aucune ambiguïté, et en examinant avec toute l’attention requise ce que signifie « l’herméneutique de continuité » qui seule, selon Benoît XVI, permet d’inscrire le Concile en toute cohérence dans le prolongement de la Tradition.

Sans prétention aucune à l’exhaustivité, évoquons cinq chapitres essentiels dont le rappel nous paraît indispensable pour saisir l’enjeu des conversations actuelles des traditionalistes avec Rome.

Première racines du conflit : la liberté religieuse

La discussion sur la liberté religieuse constitue le morceau de choix du contentieux avec Rome. Avec Vatican II, l’Église aurait renoncé à sa mission de susciter une société chrétienne conforme aux principes évangéliques.

Pour Mgr Lefebvre et ses fidèles, Vatican II a rompu avec la Tradition ecclésiale en renonçant à l’idéal concret d’une chrétienté, en se ralliant aux principes du libéralisme politique. La chrétienté médiévale, qui avait subsisté malgré les divisions de la Réforme jusqu’à la Révolution française, était fondée sur le mot d’ordre paulinien « Tout instaurer dans le Christ » (c’était par ailleurs la devise du pape saint Pie X).

L’adoption de la liberté religieuse par le Concile signifierait pour l’Église catholique le renoncement à sa mission de susciter une société chrétienne conforme aux principes évangéliques. Rentrer dans le régime commun des États modernes, ce serait accepter ipso facto leur relativisme doctrinal et renoncer à défendre la supériorité de la Vérité sur l’erreur. Ce serait renoncer à la doctrine du Christ Roi sur laquelle Pie XI avait tellement insisté.

D’où le cri de colère de Mgr Lefebvre : « Ils l’ont découronné ! » (C’est le titre de l’un de ses livres). Après Vatican II, le même Marcel Lefebvre s’indigne de la facilité avec laquelle l’Église renonce au régime concordataire de certains États, ou même d’un canton suisse comme le Valais.

La discussion sur la liberté religieuse constitue le morceau de choix du contentieux avec Rome. Qualifiée de casse-tête doctrinal par le philosophe Jean Guitton, cette discussion suscita un nouveau bras de fer. Mais ne pouvait-elle pas permettre aussi de nouvelles et précieuses élucidations ? Accepter le régime juridique commun ne signifie pas du tout pour l’Église catholique renoncer à sa mission, mais trouver les conditions requises par l’évangélisation dans un monde qui a profondément changé.

Les États ne peuvent plus se dire officiellement chrétiens, dès lors qu’ils ne le sont plus objectivement. Dans ce cas, ils doivent renoncer à toute compétence philosophique et religieuse, et garantir à l’Église tous les moyens de remplir sa tâche. Il y a une « saine laïcité de l’État » (Pie XII), qui ne signifie nullement acquiescement à la sécularisation de toute la société. Les chrétiens doivent se battre avec énergie pour permettre une inscription de l’Évangile dans le tissu social et exiger que les législations soient conformes aux prescriptions de la loi naturelle.

Le Concile terminé, une profonde crise vient déstabiliser l’Église, mais également toute la société occidentale. Vatican II en serait le responsable.

La contestation lefebvriste n’aurait jamais pris l’ampleur qu’on sait sans la crise incontestable qui a suivi la clôture du Concile. Cette crise est d’autant plus impressionnante qu’elle affecte en même temps l’Église et toute la société occidentale. Mai 68 est le symptôme de ce que Raymond Aron et André Malraux appelleront une « crise de civilisation ». C’est toute la société qui est mise en cause dans ses fondements et ses valeurs. Le regretté Pierre Chaunu parlera d’un « changement des attitudes devant la vie » (effondrement des courbes démographiques, refus de l’engagement durable dans le mariage).

Parallèlement, l’Église catholique est profondément déstabilisée à la fois par les effets de la crise de société, mais aussi par un ébranlement interne qui remet en cause non seulement la structure ecclésiale, mais la foi elle-même.

C’est à un point tel que le pape Paul VI reformulera lui-même le Credo pour qu’il ne puisse y avoir aucune équivoque sur ce que croit l’Église. Les incertitudes sont alors si graves que lorsque le philosophe Jacques Maritain pousse un véritable cri d’alarme dans son livre Le Paysan de la Garonne, le Père de Lubac lui écrit qu’il est très en dessous de la vérité, parce que nous avons affaire à une véritable apostasie !

On comprend que dans ces conditions, les catholiques traditionalistes durcissent le ton et se croient justifiés d’attribuer les causes de la déstabilisation à Vatican II. Mais c’est une profonde erreur.

Tout d’abord, l’Église n’est pas responsable d’une crise de civilisation qui s’est produite en dehors d’elle et dont elle ne peut que constater les effets. Il est vraisemblable que, loin de la désarmer face à l’effondrement des valeurs, le Concile l’a au contraire préparée à combattre l’adversité. Incomplètement, certes. Mais s’il n’avait pas eu lieu, les conséquences eussent été bien pires !

Par ailleurs, pour Lubac, l’apostasie qu’il dénonce constitue une trahison manifeste de Vatican II. Il est absurde d’imputer au Concile des idées qui lui sont étrangères et proviennent de théories que ce théologien dénonce comme pernicieuses et souvent inspirées par le mythe d’une « nouvelle Église ». Celle-ci, foncièrement différente de l’ancienne, ne serait plus celle du Fils, mais celle de l’Esprit (c’est la vieille idée de Joachim de Flore, au XIIe siècle). Cette utopie sert de masque à l’hérésie.

La rencontre d’Assise en 1986 serait la preuve irréfutable que l’Église, mettant toutes les religions sur le même plan, a renoncé à annoncer la vérité de la Révélation du Christ.

Pour les traditionalistes, il y a un scandale qui porte le nom de la ville de saint François : Assise ! Le 27 octobre 1986, Jean-Paul II y avait convoqué une rencontre des responsables religieux du monde entier, afin de promouvoir la paix entre les religions. Mgr Lefebvre dénonça ce sommet des religions : abomination, apostasie !

De fait, le spectacle était étonnant. Se retrouvaient autour du pape différentes confessions chrétiennes, des juifs, des musulmans, des bouddhistes, des shintoïstes, mais aussi des animistes, des zoroastriens, des sikhs… On vit même un dignitaire indien avec son calumet ! L’audace du pape était grande. Elle se comprenait par le climat de l’époque. On accusait les religions d’être à la source de la violence dans le monde.  Alors, préférer le dialogue et la rencontre à la confrontation violente et à la haine, était-ce vraiment une faute ? Était-ce choisir la voie de la cacophonie ou du relativisme, pour mettre toutes les religions sur le même plan et renoncer, en ce qui concerne le pape de Rome, à annoncer la vérité de la Révélation du Christ ?

Pour qui connaissait ne serait-ce qu’un peu l’extraordinaire foi de Jean-Paul II, sa piété profonde, son orthodoxie intégrale, un tel grief était proprement absurde, insensé. Mais les traditionalistes ne voulurent voir dans l’assemblée d’Assise que certains détails équivoques – comme la statue d’un bouddha sur un autel –, et dénoncèrent surtout une intention qui n’avait rien à voir avec la volonté explicite du pape.

Il est vrai que de graves ambiguïtés peuvent affecter certaines formes de dialogue interreligieux, et que le syncrétisme guette certains partisans et théoriciens des rapports entre croyants. Mais les mises au point faites par le magistère romain sur la solidarité entre, d’une part, l’annonce du message du Christ et, d’autre part, la probité dans l’approche des autres courants religieux, devrait mettre fin aux équivoques dangereuses.

La messe de Paul VI, en évacuant la notion de sacrifice, et en supprimant l’usage du latin, serait proche des conceptions de la Réforme protestante.

Les Pères conciliaires avaient débuté leurs travaux par la mise au point d’un texte fondamental sur la liturgie. On ne peut pas dire que sur le moment ce texte ait suscité de fortes oppositions. Les réformes qu’il préconise sont modestes, et certaines questions qui soulèveront la tempête par la suite, comme l’abandon du latin et l’accès aux langues usuelles, ne sont pas au centre de la réflexion.

Les difficultés ne viendront que dans les années post-conciliaires, lorsque le pape Paul VI chargera une commission dirigée par Mgr Hannibal Bugnini de tirer les conséquences pratiques d’une réforme en profondeur de la liturgie. C’est à ce moment que la contestation prend forme, et cela de façon parfois violente, puisque certains n’hésitent pas à reprocher à la messe de Paul VI d’être proche des conceptions de la Réforme protestante et de réfuter la notion de sacrifice. Le pape récusera le procès doctrinal qui lui est fait, en rappelant notamment vigoureusement la doctrine de l’eucharistie (il rencontrera alors l’opposition de ceux qui refusent les principes essentiels de la foi catholique).

On peut s’interroger sur les modes de l’application de la réforme liturgique. En certains cas a manqué une pédagogie qui aurait dû faire comprendre la signification des modifications apportées à l’ancien rite. Parfois, les méthodes ont été  rudes, voire abusives, avec la transformation de l’aménagement des églises. L’abandon délibéré du grégorien et des trésors de la tradition musicale a souvent été mal compris, par les fidèles et par les artistes. Il semble d’ailleurs que Paul VI n’ait pas toujours été en accord avec ceux qu’il avait chargés de la réforme, et que l’exil de Mgr Bugnini corresponde à une sorte de désaveu.

La contestation traditionaliste a donc largement été soutenue par les abus, et par l’interdiction de fait de la célébration de l’ancien rite. On comprend dans ces conditions que Jean-Paul II et Benoît XVI aient été sensibles à certaines plaintes et aient voulu rendre possible à nouveau la messe dite de saint Pie V.

En rompant avec la rigueur doctrinale du thomisme, le Concile serait tombé sous l’emprise d’une « nouvelle théologie ».


Il est patent qu’une des difficultés de réception de Vatican II par Mgr Lefebvre et ses disciples est venue d’un problème d’expression théologique dans l’Église.

Depuis les débuts du christianisme, il y a toujours eu pléthore d’écoles théologiques malgré les références communes à une même tradition apostolique. Malheureusement, cette pluralité, plutôt que d’avoir été reconnue comme une richesse, a parfois produit des rivalités de personnes. Il est arrivé que le Magistère intervienne pour mettre fin à des rivalités ruineuses et improductives (par exemple sur les questions concernant la grâce). Ou, à d’autres moments, que l’on se suspecte réciproquement de tendances hérétiques, sans que cela se vérifie vraiment.

Que dire alors des querelles qui naquirent dans les années 1950 autour de ce qu’on appelait « la nouvelle théologie » ? Ses détracteurs lui reprochèrent de rompre avec la rigueur doctrinale du thomisme enseigné dans les universités romaines. Ses partisans refusèrent ce que le langage scolastique avait parfois de formel et d’artificiel pour se réclamer d’un ressourcement dans la Tradition vivante de l’Église.

Le Père de Lubac, pourtant initiateur de cette « nouvelle théologie », a toujours récusé le terme, qui ne correspondait nullement à son dessein profond d’être fidèle à la plus authentique Tradition dans son développement organique, comme l’avait définie au XIXe siècle le cardinal Newman.

Ce qui est sûr, c’est que les théologiens qui marquèrent le plus l’élaboration des textes de Vatican II venaient plutôt de ce « ressourcement » que de la scolastique. D’où l’incompréhension de Mgr Lefebvre à l’égard d’une forme d’expression qui ne lui appartient pas et qui lui paraît contraire à ce que lui ont enseigné ses maîtres.

Il y a là une réelle difficulté, qui devra être prise en compte dans les conversations qui ont lieu à la Congrégation pour la doctrine de la foi. Il faudra dépasser les différences entre les écoles théologiques pour se retrouver dans l’unité supérieure de la grande Tradition, qui englobe la pluralité des expressions théologiques et spirituelles.

Gérard Leclerc