8 septembre 2009

[Regina Einif / Dis Tagespost / Pro Liturgia] Chronique d'une radicalisation annoncée

SOURCE - septembre 2009, version française d'un texte allemand de Regina Einig / Die Tagespost - 27 août 2009
On sait qu'entre la crise de la liturgie et le problème lefebvriste existe un certain nombre de liens plus ou moins affirmés, plus ou moins complexes. C'est essentiellement pour cette raison que nous publions sur notre site internet la traduction (1) de l'étude suivante mise sur le site de Kathnet.
"Dans un article paru dans le "Tagespost", journal d'actualité catholique en Allemagne, Regina Einig revient sur la biographie de Mgr Lefebvre publiée en 2002 par Mgr Tissier de Mallerais. La journaliste conclut son analyse par cette affirmation: "Cette biographie nous dévoile une âme protestante". Quelques extraits de cette étude:
"Aucun des évêques traditionalistes de la Fraternité S. Pie X ne s'est fait jusqu'ici fait remarqué par une publication digne de ce nom. Et ce n'est pas la longue biographie (750 pages) de Marcel Lefebvre (1905-91), de la plume de Bernard Tissier de Mallerais, qui y changera quelque chose. L'Auteur a beau passer pour le meilleur "cerveau" de la Fraternité, on ne trouve guère dans ses écrits le recul nécessaire à toute oeuvre de portée historique.

Ce livre, largement pourvu de notes de bas de pages, et d'un supplément de presque cent pages de bibliographie, de documents, et de listes de personnes répertoriées, se présente comme une chronique minutieuse de la montée d'une radicalisation: d'abord mûrie dans l'ombre, puis progressivement exposée au grand jour. Et l'auteur de citer Mgr Lefebvre lui-même dans une de ses phrases-clé: "Au fil du temps, alors que l'hérésie se répand et avec elle l'illégalité, il devient évident que notre attitude se radicalise toujours davantage."

Mgr Tissier de Mallerais décrit la vie et l'oeuvre de Mgr Lefebvre dans le style d'une hagiographie du XIXème siècle. Plus on avance dans la lecture, plus on remarque le contraste entre le ton quelque peu sirupeux employé par le biographe et celui de Mgr Lefebvre à travers ses citations et les nombreux documents produits. Il suffit de penser, en effet, à cette lettre fumante de colère, qu'écrira Mgr Lefebvre à l'occasion de la Rencontre d'Assise en 1986...

Les questions critiques posées à la Fraternité ne sont par contre abordées ici qu'avec parcimonie. Un exemple: dans la deuxième partie du livre, le lecteur voit passer sur sa tête, tel un orage de grêle, une impressionnante série d'invectives contre le Pape et contre le Concile, parfois même d'aventureuses théories de complots; et dans le même temps, certaines réalités jetant une ombre plutôt négative sur la Fraternité sont minimisées ou stylisées à l'envie.

Ainsi, par exemple lorsque, en 1976, avec l'accord de Mgr Lefebvre, l'église paroissiale de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, à Paris, fut l'objet d'une occupation forcée, la réaction de celui-ci tomba de façon brutale et sans équivoque: "C'est dans chaque diocèse qu'une église devrait ainsi être conquise!" Partout, ce vocabulaire guerrier!

Celui qui persiste dans cette lecture laborieuse, pourra obtenir des informations très précises sur les activités des Missionnaires européens en Afrique dans les années 1940 et 1950.
Au-delà de ce côté informatif, l'ouvrage permet alors d'avoir une bonne idée des méthodes d'argumentation développées par la Fraternité pour contrer ses adversaires. Malgré ce qu'en disent à l'envie Mgr Lefebvre et ceux qui le suivent, la cause réelle de la rupture avec Rome n'a sans doute pas été le concile Vatican II. Ce Concile n'a fait que précipiter un processus déjà latent depuis plusieurs décennies, un processus d'éloignement progressif entre le bouillant Lefebvre et l'ensemble de l'épiscopat. Les racines de cette évolution remontent au temps où le jeune Marcel Lefevbre fréquentait le séminaire de Rome, au temps de l'interdiction de "l'Action Française" par Pie XI. L'auteur montre, en se basant largement sur les souvenirs de Mgr Lefebvre, combien il avait été difficile pour le jeune séminariste de se plier alors à l'autorité du Pape. L'étudiant en théologie avait déjà été "laminé" par les accords du Latran en 1929; bien avant que le concile Vatican II ne s'annonce à l'horizon de l'Eglise, le jeune Marcel Lefebvre se confrontait déjà à ses problèmes inavoués à propos du concile Vatican I.

Son activité missionnaire en Afrique n'aura pas été spirituellement salutaire dans ce domaine, mais elle lui aura ouvert les portes du cercle des "porteurs de mitre". Sa collaboration aux travaux des évêques africains et français n'a pas été sans poser des problèmes déjà sous le pontificat de Pie XII. L'Archevêque de Dakar a pris conscience de son isolement bien avant le Concile Vatican II; il a bien ressenti qu'à Rome on commençait à réagir contre les principes qu'il défendait.

Au début de sa mission d'évêque dans le diocèse de Tulle - diocèse donnant alors une image de tristesse spirituelle - il ne lui a pas échappé que l'Eglise de France de ces années cinquante montrait les symptômes d'une crise latente. Il y a longtemps qu'il n'ignorait plus les discussions à son sujet dans les milieux des médias et de la politique ecclésiale. On peut alors se demander dans quelle mesure ce théologien était vraiment préparé aux turbulences des années du Concile, lui qui se satisfaisait de l'appui que lui procurait son statut d'enseignant et son ministère à Rome pour clore rapidement toute discussion et redresser toute déviance. Bien que son biographe enveloppe tout cela dans un nuage lyrique, il faut reconnaître que les événements de l'aula conciliaire ont dû avoir sur l'Archevêque de Dakar un effet dévastateur, un peu comme l'effet d'une séance de sauna sur un malade atteint par la grippe.

Le fait que Mgr Lefebvre ait signé tous les documents conciliaires, en présence des siens, et que plus tard il ait prétendu ne pas avoir signé celui sur la liberté religieuse, ni Gaudium et Spes, en dit bien plus long sur son sens des réalités quelque peu vacillant que l'interminable et épuisante rhétorique qu'il déploie à propos "du Concile" et que reproduit avec force détails le livre de Mgr Tissier de Mallerais .

Le texte montre bien aussi, d'autre part, combien Mgr Lefebvre était en fait éloigné d'un véritable sens de la Tradition. Il suffit en effet d'entendre l'une des rares remarques autocritiques rapportées par l'Auteur de cette biographie: durant ces années de Concile, Mgr Lefebvre avoue avoir nourri à l'encontre du Concile et du Pape un optimisme "qui n'avait aucun fondement solide".

Le fondateur de la Fraternité S. Pie X pouvait-il se référer à une quelconque "tradition" lorsqu'il proposait de confirmer des enfants dès l'âge de cinq ans? Etait-il couvert par la "tradition" et les règles en vigueur dans l'Eglise lorsqu'il acceptait d'être le parrain d'un enfant de sa propre famille, alors qu'on peut lire dans les prescriptions Code de Droit canonique de 1917 que les religieux et les clercs ne devaient pas être appelés à jouer ce rôle? Même la position de Mgr Lefebvre en ce qui concerne la pratique dominicale est loin d'être stable: si dans les années qui ont suivi la réforme liturgique il considérait le devoir dominical comme accompli après une messe selon le missel de Paul VI (nouvel Ordo), il changea d'avis dès novembre 1975: cette messe ne suffisait plus désormais pour "être en règle".

La Fraternité S. Pie X, considérée au départ comme une pieuse communauté reconnue par l'Eglise, s'est progressivement isolée sous la conduite d'un Mgr Lefebvre de plus en plus pointilleux, voire parfois même hystérique. Et pourtant à cette époque, il ne manquait pas de bonnes volontés à Rome pour tenter de garder les contacs. Mgr Tissier de Mallerais cite à ce sujet le Cardinal Antoniutti qui rêvait d'un Institut séculier en bonne et due forme pour les membres de la Fraternité.

Un épisode moins connu montre aussi combien le Cardinal Ratzinger, alors Préfet de la Congrégation pour la Foi, avait été accueillant et bienveillant à l'égard de Lefebvre avant que celui-ci n'ordonne illégalement quatre évêques: d'après Mgr Tissier de Mallerais, le Cardinal Ratzinger n'a jamais demandé à Mgr Lefebvre une restitution de l'église S. Nicolas du Chardonnet aux abords du Quartier Latin à Paris, alors occupée par les traditionalistes; il avait au simplement demandé que les paroissiens du lieu aient la "possibilité" de continuer à célébrer la messe selon le "nouveau rite". Mais cela ne servira à rien!

Dans l'optique des discussions à venir entre le Vatican et la Fraternité S. Pie X, il était intéressant aussi d'analyser le point de vue de ceux qui, après avoir suivi Mgr Lefebvre un temps, se sont soumis au Siège apostolique après l'échec des premières discussions. On pense en particulier à la Fraternité S. Pierre et aux Bénédictins du Barroux. Sur cette question l'Auteur hausse le ton, et traite de renégat le Père Abbé du Barroux, Dom Calvet (+), qui a pris la décision de rejoindre le Pape.

Le présent ouvrage est très éclairant aussi sur le profil politique de Mgr Lefebvre. S'il considère que les affinités de l'étudiant avec l'Action Française étaient surtout liées avec le style de vie qu'il menait au Séminaire français de Rome, le biographe se fait plus critique lorsqu'il aborde quelques faux pas de l'évêque alors qu'il avance en âge. Le lecteur apprend alors qu'il n'est pas rare que Mgr Lefebvre lance quelque "brûlot" à la face de ses contradicteurs, comme ce commentaire qu'il fit en Argentine, après le putsch des militaires contre le gouvernement en 1976: "Ici au moins règne l'ordre".

Là, et ailleurs, le texte rencontre alors un homme vieillissant, de plus en plus dur et persuadé d'avoir raison. Le fondateur de la Fraternité S. Pie X devient animé par l'esprit du protestantisme. Dans les citations des paroles de Mgr Lefebvre, on ne trouve que très rarement le mot "service". Cette notion de "service" n'est d'ailleurs pas présentée dans ce livre comme une caractéristique de la vie chrétienne en général, ni du sacerdoce ministériel dans l'Eglise catholique en particulier. D'après son biographe, "l'Archevêque de Dakar n'a jamais voulu être autre chose que le héraut du Royaume du Christ et de sa Croix". Mais, par ses côtés frondeurs à l'égard du Pape, Mgr Lefebvre rappellerait plutôt un certain Luther: qu'on pense aux soi-disant "dessins" - tenant davantage de caricatures du Oape d'après ce que l'on sait - que l'Archevêque envoyait à Jean-Paul II sous le titre "catéchisme en image". Qu'en aurait pensé l'Inquisition?"
(1) Trad. MH/APL